Le Dogme du Purgatoire – Seconde partie – Chapitres 34, 35

Chapitre 34

Excellence de cette œuvre

Nous venons de passer en revue les moyens et les ressources que la divine miséricorde nous met entre les mains pour soulager nos frères du purgatoire. Ces moyens sont puissants, ces ressources sont riches, prodigieuses; mais en faisons-nous un abondant usage ? Pouvant aider les pauvres âmes, avons-nous du zèle pour le faire ? Sommes-nous aussi riches en charité que Dieu est riche en miséricorde ? Hélas ! Combien de chrétiens ne font presque rien pour les défunts ! Et ceux qui ne les oublient pas, ceux qui ont assez de charité pour les aider de leurs suffrages, comme ils le font souvent avec peu de zèle et de ferveur ! Comparez le secours qu’on donne aux malades avec celui qu’on accorde aux âmes souffrantes: quand un père ou une mère est affligée de quelque maladie, quand un enfant ou toute autre personne chérie est en proie à la souffrance, quel soin, quelle sollicitude, quel dévouement ne montre-t-on pas pour les aider ! Mais les âmes, qui ne nous sont pas moins chères, et qui gémissent dans les étreintes, non d’une cruelle maladie, mais des tourments mille fois plus cruels de l’expiation, est-ce avec le même zèle, avec le même dévouement qu’on s’applique à les aider ?

Saint François de Sales

 « Non, disait S. François de Sales, nous ne nous souvenons pas assez de « nos chers trépassés. Leur mémoire semble périr, avec le son des cloches; et « nous oublions « que l’amitié qui peut finir, même par la mort, ne fut jamais véritable. »

Motifs d’aider les âmes

D’où vient ce triste et coupable oubli ? La cause principale en est dans le manque de réflexion: Quia nullus est qui recogitat corde, parce que personne ne réfléchit dans son cœur (Jérém. XII, 11). On perd de vue les grands motifs qui nous pressent d’exercer la charité envers les défunts. C’est pourquoi afin de stimuler notre zèle, nous allons rappeler ces motifs et tâcher de les exposer dans tout leur jour.

 On peut dire que tous les motifs se résument dans cette parole du Saint-Esprit: C’est une pensée, une œuvre sainte et salutaire de prier pour les morts, afin qu’ils soient délivrés de leurs péchés, c’est-à-dire des peines temporelles dues à leurs péchés (II Machab. XII, 46). D’abord c’est une œuvre sainte et excellente en elle-même, agréable et méritoire aux yeux de Dieu. Ensuite c’est une œuvre salutaire, souverainement avantageuse pour notre propre salut, pour notre bien en ce monde et en l’autre.

Une des œuvres les plus saintes, un des meilleurs exercices de piété qu’on puisse pratiquer en ce monde, dit S. Augustin, c’est d’offrir des sacrifices, des aumônes et des prières pour les défunts (Homél. 16, alias 50). Le soulagement que nous procurions aux défunts, dit S. Jérôme, nous fait obtenir une miséricorde semblable.

Considérée en elle-même, la prière pour les défunts est une œuvre de foi, de charité, souvent même de justice, ayant toutes les circonstances qui en portent le prix à son comble. Quelles sont en effet, 1° les personnes qu’il s’agit d’assister ? Ce sont des âmes prédestinées, saintes, très-chères à Dieu et à Notre-Seigneur Jésus-Christ très-chères à l’Église leur mère, qui les recommande sans cesse à notre charité; des âmes qui nous sont aussi bien chères à nous-mêmes, qui nous furent peut-être étroitement unies sur la terre, et qui nous supplient par ces touchantes paroles: Ayez pitié de moi, ayez pitié de moi, vous surtout qui êtes mes amis (Job. XIX, 21). – 2° Quelles sont les nécessités où elles se trouvent ? Hélas ! Ces nécessités sont extrêmes, et les âmes qui les souffrent ont d’autant plus de droit à notre assistance qu’elles sont impuissantes pour s’aider elles-mêmes. – 3° Quel est le bien que nous procurons aux âmes ? C’est le bien suprême, puisque nous les mettons en possession de la béatitude éternelle.

Saint Thomas d’Aquin

Assister les âmes du purgatoire, disait S. François de Sales, c’est faire la plus excellente des œuvres de miséricorde, ou plutôt c’est pratiquer de la manière la plus sublime toutes les œuvres de miséricorde à la fois: « c’est visiter « les malades, c’est donner à boire à ceux qui ont soif de la vision de Dieu, c’est « nourrir les affamés, racheter les prisonniers, revêtir les nus, procurer aux exilés « l’hospitalité dans la Jérusalem céleste; c’est consoler les affligés, éclairer les « ignorants, faire enfin toutes les œuvres de miséricorde en une seule. » – Cette doctrine est d’accord avec celle de S. Thomas, qui dit dans sa Somme: « Les suffrages pour les morts sont plus agréables à Dieu que les suffrages pour les vivants, parce que les premiers se trouvent dans un plus pressant besoin, ne pouvant se secourir eux-mêmes, comme ceux qui vivent encore (Suppelem. q. 71. Art. 5). »

Sainte Brigitte

Notre-Seigneur regarde comme faite à lui-même toute œuvre de miséricorde exercée envers le prochain: C’est à moi, dit-il, que vous l’avez fait, mihi fecistis. Ceci est vrai d’une manière toute particulière de la miséricorde pratiquée envers les âmes. Il fut révélé à sainte Brigitte, que celui qui délivre une âme du purgatoire, a le même mérite que s’il délivrait Jésus-Christ lui-même de la captivité.

Chapitre 35

Motifs d’aider les âmes – Excellence de l’œuvre.

Quand nous élevons si haut le mérite de la prière pour les morts, nous n’en voulons nullement conclure qu’il faut laisser toutes les autres œuvres pour celle-ci; car toutes les bonnes œuvres doivent s’exercer en temps et lieu, selon les circonstances; nous avons uniquement en vue de donner une juste idée de la miséricorde pour les défunts, et d’en faire aimer la pratique.

Du reste, les œuvres de miséricorde spirituelles, qui tendent à sauver les âmes, sont toutes également excellentes; et ce n’est qu’à certains égards qu’on peut mettre l’assistance des défunts au-dessus des œuvres de zèle pour la conversion des pécheurs vivants.

Controverse entre le Frère Benoît et le Frère Bertrand

Il est rapporté dans les Chroniques des Frères-Prêcheurs (Cf. Rossign. Merv. 1), qu’une vive controverse s’éleva entre deux religieux de cet Ordre, Frère Benoît et Frère Bertrand, au sujet des suffrages pour les défunts. En voici l’occasion. Le Frère Bertrand célébrait souvent la sainte Messe pour les pécheurs, et faisait pour leur conversion de continuelles oraisons, jointes à des pénitences rigoureuses; mais rarement on le voyait célébrer en noir pour les défunts. Le Frère Benoît, qui avait une grande dévotion pour les âmes du purgatoire, ayant remarqué sa conduite, lui demanda pourquoi il en agissait ainsi ?

« Parce que les âmes du purgatoire sont sûres de leur salut, répondit-il; tandis que les pécheurs sont exposés continuellement à tomber en enfer. Quel état plus triste que celui d’une âme en état de péché mortel ? Elle est dans l’inimitié de Dieu et dans les chaînes du démon; suspendue sur l’abîme de l’enfer par le fil si fragile de la vie, qui peut se rompre à tout moment. Le pécheur marche dans la voie de la perdition: s’il continue d’avancer, il tombera dans l’abîme éternel. Il faut donc venir à son aide, le préserver de ce malheur suprême en opérant sa conversion. D’ailleurs n’est-ce pas pour sauver les pécheurs que le Fils de Dieu est venu sur la terre et qu’il est mort sur la croix ? Aussi S. Denis nous assure-t-il, que ce qu’il y a de plus divin dans les choses divines, c’est de travailler avec Dieu à sauver les pécheurs. – Quant aux âmes du purgatoire, il n’y a plus à travailler à leur salut, puisque leur salut éternel est assuré. Elles souffrent, il est vrai, elles sont en proie à de grands tourments, mais elles n’ont rien à craindre pour l’enfer, et leurs souffrances finiront. Les dettes qu’elles ont contractées s’acquittent chaque jour, et bientôt elles jouiront de la lumière éternelle; tandis que les pécheurs sont continuellement menacés de la damnation, malheur suprême, le plus effroyable qui puisse arriver à une créature humaine. »

 – « Tout ce que vous venez de dire est vrai, repartit le frère Benoît; mais n’y a-t-il pas une autre considération à faire ? Si les pécheurs sont esclaves de Satan, c’est qu’ils le veulent bien: leurs chaînes sont volontaires, il dépend d’eux de les briser; tandis que les pauvres âmes du purgatoire ne peuvent que gémir et implorer le secours des vivants. Il leur est impossible de briser les fers qui les tiennent enchaînées dans les flammes expiatrices. – Supposez que vous rencontriez deux pauvres qui vous demandent l’aumône: l’un est estropié et perclus de tous ses membres, absolument incapable de rien faire pour gagner sa vie; l’autre au contraire, bien que dans une grande détresse, est jeune et vigoureux. Tous deux implorent votre charité: auquel croirez-vous devoir donner la meilleure part de vos aumônes ?

– « A celui qui ne peut point travailler, répondit le Frère Bertrand.

 – « Hé bien, mon Père, continua Benoît, les âmes du purgatoire sont dans ce cas: elles ne peuvent plus s’aider elles-mêmes. Le temps de la prière, de la confession et des bonnes œuvres est passé pour elles: nous seuls pouvons les soulager. Il est vrai d’autre part, qu’elles souffrent pour leurs fautes passées, mais ces fautes elles les pleurent et les détestent; elles sont dans la grâce de Dieu et les amies de Dieu: tandis que les pécheurs sont des rebelles, des ennemis du Seigneur. Certes nous devons prier pour leur conversion, mais sans préjudice de ce que nous devons aux âmes souffrantes, si chères au Cœur de Jésus. Ayons pitié des pécheurs, mais n’oublions pas qu’ils ont à leur disposition tous les moyens de salut: ils peuvent et ils doivent se soustraire au péril de la damnation qui les menace. Ne vous semble-t-il pas que les âmes souffrantes sont dans une nécessité plus grande et méritent la meilleure part de notre charité ? »

Malgré la force de ces raisons, le Frère Bertrand persista dans sa première idée, et dit que l’œuvre capitale était de sauver les pécheurs. Dieu permit que la nuit suivante une âme du purgatoire lui fit éprouver durant quelque temps les peines qu’elle souffrait elle-même: elles étaient si terribles qu’il lui semblait impossible de les supporter. Alors, comme dit Isaïe, le tourment lui donna l’intelligence: Vexatio intellectum dabit (Isaïe XXVIII, 19), et il comprit qu’il devait faire davantage pour les âmes souffrantes. Dès le lendemain matin, la compassion dans le cœur et les larmes aux yeux, il monta au saint autel revêtu de l’ornement noir et offrit le sacrifice pour les défunts.