La cité mystique de Dieu – Introduction a la vie de la Reine du Ciel

Des raisons qu’on a eues de l’écrire, et de plusieurs autres avis sur ce sujet.

1. Si dans ces derniers siècles quelqu’un entend dire qu’une simple fille, qui n’est par son sexe qu’ignorance et que faiblesse, et par ses péchés que la plus indigne de toutes les créatures, se soit hasardée et déterminée d’écrire des choses divines et surnaturelles, je ne serai pas surprise qu’il me traite de téméraire, de présomptueuse et de légère: singulièrement dans un temps auquel notre mère la sainte Église est remplie de docteurs, d’hommes très-savants, et éclairés de la doctrine des sainte Pères, qui ont développé tout ce qu’il y a de plus caché et de plus obscur dans les mystères de la religion. Il y a pourtant des personnes prudentes, savantes et pieuses, qui, ne pénétrant pas les voies spirituelles et surnaturelles, par lesquelles Dieu conduit extraordinairement les âmes, fatiguent leurs consciences, et les mettent dans le trouble et dans la perplexité, suivant en cela le sentiment du commun du monde, qui croit que ces voies, qu’il ne comprend pas, sont dans le christianisme des voies incertaines et dangereuses; mais si ces personnes considèrent sans préoccupation les motifs surnaturels qui m’ont nécessitée d’écrire sur des matières si sublimes et infiniment au-dessus de ma faiblesse et de ma capacité, elles trouveront la justification de ma témérité dans mon obéissance aveugle aux ordres si souvent réitérés du Ciel, et dans les douces violences qu’il m’a faites pour vaincre mes répugnances intérieures. Mais ce qui peut beaucoup mieux servir de garant à tout ce que je viens de dire, pour excuser mon entreprise, c’est la matière dont je traite dans cette divine histoire, qui étant au-dessus de l’esprit humain, doit faire conclure qu’une cause supérieure en est le principe, et qu’il n’y a que l’Esprit divin qui en ait dicté les conceptions et les vérités sublimes qu’elle renferme.

2. Les véritables enfants de la sainte Église doivent avouer que tous les mortels sont incapables, ignorants et muets, non-seulement par leurs forces naturelles, mais même ces forces étant jointes à celles de la grâce commune et ordinaire, pour une entreprise aussi difficile que l’est celle d’expliquer, ou d’écrire les mystères cachés et les magnifiques faveurs que le puissant bras du Très-Haut opéra en la sainte Vierge, dont, la voulant faire Sa mère, il fit une mer impénétrable de sa grâce et de ses dons, ayant déposé en elle les plus grands trésors de sa divinité: et quel sujet y aura-t-il d’être surpris que notre ignorance et notre faiblesse s’en reconnaissent incapables, puisque les esprits angéliques sont dans le même sentiment, et avouent qu’ils ne font que bégayer lorsqu’il s’agit de parler des choses qui sont si fort au-dessus de leurs pensées et de leurs connaissances? C’est pourquoi la vie de ce phénix des œuvres de Dieu est un livre si sacré et si bien fermé, qu’il ne se trouvera aucune créature dans le ciel, ni sur la terre, qui le puisse dignement ouvrir: le Tout-puissant seul, qui l’a formée la plus excellente de toutes les créatures, ayant ce pouvoir; et après lui, notre auguste Reine, qui ayant été digne de recevoir tant de dons ineffables, fut aussi sans doute digne de les connaître. Et il dépend de son Fils unique de les manifester de la manière et au temps qu’il lui plaira, et de choisir les instruments qu’il aura proportionnés pour les déclarer, et qui seront les plus propres pour sa plus grande gloire.

3. Si le choix était à ma liberté, j’en donnerais la commission aux hommes les plus saints et les plus savante de l’Église catholique, qui nous ont enseigné le chemin de la vérité et de la lumière. Mais les jugements et les pensées du Très-Haut sont autant élevés au-dessus des nôtres, que le ciel est distant de la terre, personne ne les pouvant pénétrer, ni le conseiller dans ses. œuvres; c’est lui qui a entre ses mains le poids du sanctuaire et qui pèse les vents; il comprend tous les cieux; et par l’équité de ses très-saints conseils dispose toutes choses avec poids et mesure. Il distribue par sa très-juste bonté la lumière de sa sagesse; personne ne la peut aller tirer du ciel; ses voies noué sont impénétrables; cette sagesse ne se trouve qu’en lui-même; et il la communique aux nations par les âmes saintes, comme une vapeur émanée de son immense charité, comme un très-pur rayon de sa lumière éternelle, et comme un miroir sans tache et une image de sa bonté divine, afin de se faire par son moyen et des amis et des prophètes. Le Seigneur sait pourquoi il m’a élue et appelée, étant la plus abjecte de toutes les créatures; pourquoi il m’a élevée, m’a conduite et disposée; pourquoi il m’a obligée et contrainte d’écrire la vie de sa digne Mère, notre Reine et notre Maîtresse.

4. Je ne crois pas qu’une personne prudente puisse s’imaginer que, sans ce mouvement et cette force de la puissante main du Très-Haut, aucun esprit humain ait pu avoir cette pensée, ni que j’aie pu faire cette résolution; je reconnais et déclare mon impuissance et ma faiblesse pour une telle entreprise: mais comme il ne m’a pas été possible de la former de moi-même, je n’ai pas dû y résister avec opiniâtreté. Et afin qu’on en puisse juger solidement, je raconterai avec une sincère vérité quelque chose de ce qui m’est arrivé sur ce sujet.

5. La huitième année de la fondation de ce couvent, et dans la vingt-cinquième de mon âge, l’obéissance me fit prendre la charge de supérieure, que j’y exerce indignement: ce qui me causa beaucoup de troubles et d’afflictions, une grande tristesse et une extrême lâcheté; parce que ni mon âge, ni mes souhaits ne me portaient point à commander, mais bien plutôt à obéir: mes craintes même s’augmentaient, tant parce que je sus que pour me donner cette charge on avait eu recours à des dispenses, que pour plusieurs autres justes raisons; de manière que le Très-Haut a crucifié mon cœur durant toute ma vie par une continuelle frayeur, que je ne puis exprimer, et qui est causée par l’incertitude où je me trouvais, ne sachant si j’étais dans le bon chemin, si je perdrais son amitié, ou si je jouissais de sa grâce.

6. Dans cette tribulation, j’adressai ma prière et la voix de mon cœur au Seigneur, afin qu’il me secourut, et qu’il me délivrât de ce danger et de cette charge, si c’était sa volonté. Et, quoiqu’il soit vrai que sa divine Majesté m’est prévenue quelque temps auparavant en me commandant de la recevoir, bien que je m’en excusasse avec beaucoup d’humilité, elle-me consolait pourtant toujours, en me manifestant que c’était son bon plaisir; nonobstant tout cela, je ne discontinuai point mes demandes: au contraire je les redoublai, parce que je connaissais, et je voyais dans le Seigneur une chose très-digne d’admiration: et c’était que, nonobstant que sa divine Majesté me découvrit que telle était sa très-sainte volonté, que je ne pouvais point empêcher, j’apercevais pourtant qu’elle me laissait libre, afin que je pusse m’en dispenser, ou y résister, étant libre de faire ce que je voudrais; mais comme créature faible, je reconnaissais combien mon incapacité était grande en toutes les manières: car les œuvres du Seigneur envers nous sont toujours accompagnées d’une égale prudence. C’est pourquoi, connaissant la liberté dans laquelle j’étais, je fis plusieurs instances pour m’excuser d’un péril si évident, qui est si peu connu de la nature corrompue, de ses inclinations déréglées et de son aveugle concupiscence. Mais le Seigneur continuait toujours à me faire connaître que c’était sa volonté, et me consolait par lui-même et par les saints anges, qui m’exhortaient incessamment de lui obéir.

7. Dans cette affliction, j’eus recours à ma divine Reine, comme à un singulier refuge de toutes mes peines, et lui ayant déclaré mes voies et mes désirs, elle daigna me répondre par ces très-douces paroles; «Ma fille, console-toi, et prends garde que le souci ne te fasse perdre la tranquillité de ton cœur. Efforce-toi de le prévenir et de t’y disposer; et sache que je serai ta mère et ta supérieure de même que de tes inférieures; tu m’obéiras, et je suppléerai à tes manquements; tu ne seras que ma coadjutrice, et c’est par toi que j’accomplirai la volonté de mon Fils et de mon Dieu.» Ce sont les paroles que notre auguste Princesse me dit, auxquelles je trouvai autant de consolation que de profit pour mon âme; c’est pourquoi je pris courage, et je modérai ma tristesse; dès ce jour, la Mère de miséricorde augmenta les faveurs qu’elle faisait à sa très-humble servante; parce que dans la suite ses communications me furent plus intimes et plus assidues, me recevant, m’écoutant et m’enseignant avec une bonté ineffable; elle me consolait et me conseillait dans mes afflictions, remplissant mon âme d’une lumière céleste, et d’une doctrine divine: elle me commanda de renouveler les vœux de ma profession entre ses mains; après quoi, cette très-aimable Mère se familiarisa davantage avec sa servante, et ôta le voile aux mystères très-relevés et très-magnifiques, qui sont renfermés dans sa vie, et qui sont cachés aux mortels. Et quoique cette insigne faveur et cette lumière surnaturelle fussent continuelles (singulièrement aux jours de ses fêtes, et dans d’autres différentes occasions, auxquelles je connus plusieurs mystères), ce n’était pourtant pas avec cette plénitude et avec cette clarté dont je jouissais lorsqu’elle me les a enseignés dans la suite; y ajoutant plusieurs fois le commandement de les écrire de la manière que je les concevrais, et qu’elle me les dicterait et me les enseignerait. Ce fut principalement dans le jour d’une dos fêtes de cette très-sainte Vierge, que le Très-Haut me dit qu’il tenait cachés plusieurs mystères qu’il avait opérés à l’égard de cette divine Reine, et plusieurs faveurs qu’il lui avait faites en qualité de salière, quand elle était encore voyageuse parmi les mortels; et qu’il voulait me les découvrir, afin que je les écrivisse comme elle me les enseignerait. Je résistai pourtant pendant dix ans à cette volonté de Dieu, jusqu’à ce que je commençai la première fois d’écrire cette divine histoire.

8. Ayant auparavant communiqué les peines que j’avais sur ce sujet aux princes célestes que le Tout-Puissant avait destinés pour me conduire dans cet important ouvrage, et leur Ayant déclaré les troubles de mon esprit et les afflictions de mon cœur,et combien je me reconnaissais faible et incapable d’une telle entreprise, ils me répondirent plusieurs fois que c’était la volonté du Très-Haut que j’écrivisse la vie de sa très-pure Mère. Mais ce fut principalement un jour dans lequel je m’obstinais de leur représenter avec ardeur mes difficultés, mes impossibilités et mes craintes, qu’ils me répondirent; «C’est avec sujet, ô âme! que tu perds courage, et que tu te troubles; que tu doutes, et que tu prends de si grandes précautions dans une affaire d’une telle importance; puisque nous-mêmes, nous nous reconnaissons incapables d’expliquer des choses aussi relevées et aussi sublimes que celles que le puissant bras du Seigneur a opérées en faveur de la Mère de piété, notre auguste Reine. Mais prends garde, notre très-chère sœur, que tout l’univers manquera, etque tout ce qui a l’être s’anéantira, avant que la parole du Très-Haut manque; il l’a engagée fort souvent en faveur de ses créatures, et elle se trouve dans les saintes Écritures, qu’il a laissées à son Église, dans lesquelles il est dit que l’obéissant chantera victoire de ses ennemis, et qu’il ne sera point repris d’avoir obéi. Lorsqu’il créa le premier homme, et qu’il lui défendit de manger du fruit de l’arbre de science, alors il établit cette vertu d’obéissance; et jurant, il jura pour assurer davantage l’homme (car c’est la coutume du Seigneur, comme il le fit à Abraham, lorsqu’il lui promit que le Messie descendrait de sa lignée, et qu’il le lui donnerait avec assurance de jurement). Il en usa de même lorsqu’il créa le premier homme, en l’assurant que l’obéissant n’errerait point. Il réitéra aussi ce jurement lorsqu’il commanda que son très-saint Fils mourût; et il assura tous les hommes que qui obéirait à ce second Adam, en l’imitant dans son obéissance, par laquelle il restaura ce que le premier avait perdu par sa rébellion, vivrait éternellement, et que l’ennemi n’aurait nulle part en ses pauvres. Sache, Marie, que toute obéissance vient de Dieu comme de sa principale, et première cause; nous nous soumettons nous-mêmes au pouvoir de sa divine droite, et nous obéissons à sa très juste volonté, à laquelle nous ne pouvons résister, la connaissant, puisque nous voyons face à face l’Être immuable du Très-Haut, dans lequel nous découvrons que cette volonté est sainte, pure, véritable et juste. Or cette certitude que nous en avons par la vue béatifique, vous l’avez aussi, ô mortels! mais a respectivement, et selon la capacité de voyageurs, a comme il est déclaré par ces paroles de l’Écriture, où le Seigneur dit, parlant des prélats et des supérieurs: Qui vous écoute, m’écoute; et qui vous obéit, m’obéit.. Et comme c’est en vertu de ces divines paroles qu’on a obéit à un homme pour l’amour de Dieu, qui est le véritable supérieur, il est aussi de sa divine Providence de rendre les voies des obéissants assurées et irrépréhensibles, lorsque ce que l’on commande n’est point une matière de péché: c’est pourquoi le Seigneur l’assure avec serment, et il cessera d’être (ce qui est impossible) plutôt que sa parole ne manque. Or, comme les enfants sont dans la dé pendante de leurs pères, et que tous les hommes sont renfermés dans la volonté d’Adam, et que naturellement ils multiplient cette dépendance dans leur postérité; de même tous les prélats procèdent et dépendent de Dieu, comme du souverain Seigneur, au nom duquel nous obéissons à nos supérieurs, vous a à vos prélats, et nous aux anges, qui sont d’une hiérarchie supérieure, et les uns et les autres à Dieu. Or souviens-toi, âme très-chère, que tous t’ont ordonné et commandé ce que tu crains pourtant de faire; que si voulant obéir, Dieu ne le jugeait point convenable, il ferait à l’égard de ta plume ce qu’il a pratiqué envers l’obéissant Abraham lorsqu’il sacrifiait son fils Isaac, commandant à un d’entre nous d’arrêter le bras et le couteau; dans le cas présent, il ne nous commande point d’arrêter ta plume: au con traire, il nous ordonne de la conduire, de t’assister, de te fortifier et d’éclairer ton entendement, selon sa divine volonté.»

9. Les saints anges destinés à me conduire dans cet ouvrage, me tinrent ces discours dans cette occasion. Le prince saint Michel me déclara aussi en plusieurs autres que c’était la volonté et le commandement du Très-Haut. Et j’ai découvert par les illustrations, par les faveurs et par les instructions continuelles de ce grand prince, des mystères magnifiques du Seigneur et de la Reine du ciel; parce que ce saint archange fut un de ceux qui l’assista, qui la servit, et qui, entre tous les ordres et toutes les hiérarchies, fut principalement destiné à sa garde, comme je le dirai en son lieu; et étant conjointement le patron et le protecteur universel de la sainte Église, il fut singulièrement en toutes choses le témoin et le ministre très-fidèle des mystères de l’Incarnation et de la Rédemption, ce que j’ai appris plusieurs fois de lui-même; et par, sa protection j’ai reçu de très-grands bienfaits; et des secours très-considérables dans mes afflictions et dans mes combats, m’ayant promis de m’assister et de m’enseigner dans cet ouvrage.

10. Outre tous ces commandements et plusieurs autres, dont je parlerai dans la suite, je déclare ici que le Seigneur m’a commandé lui-même ce que ses anges et mes directeurs m’avaient auparavant fait connaître que c’était sa sainte volonté, comme l’on pourra juger par ce que j’en vais dire.

Un jour de la présentation de la très-sainte Vierge, la divine Majesté me tint ce discours: «Ma chère épouse, il y a plusieurs mystères de ma Mère et des Saints, qui sont manifestés dans mon Église militante; mais il y en a beaucoup de cachés, et surtout ceux qui se sont passés dans leur intérieur. Je veux découvrir ces mystères, mais particulièrement ceux qui regardent ma très-pure Mère, et je veux que tu les écrives, selon que tu en seras instruite. Je te les déclarerai, je te les montrerai: les ayant réservés jusqu’ici par les secrets jugements de ma sagesse, parce que le temps n’était pas convenable à ma providence. Il est maintenant venu, et c’est ma volonté que tu les écrives. O âme! obéis-moi.».

11. Toutes les choses que je viens de dire, et beaucoup d’autres que je pourrais déclarer, ne furent pas assez puissantes pour me déterminer à un ouvrage si difficile, et si fort au-dessus de mon sexe et de mon ignorance, si mes supérieurs, qui ont dirigé mon àneet qui m’ont enseigné lechemin de la vérité, ne m’en avaient fait un commandement exprès: parce que mes craintes et mes doutes sont d’une telle qualité, qu’ils ne me laisseraient point en repos dans une matière de cette nature; puisque tout ce que je puis faire, c’est de me calmer par l’obéissance dans d’autres faveurs surnaturelles, et qui sont moins importantes. Ayant toujours penché de ce côté-là, comme une pauvre ignorante que je suis, parce que l’on doit soumettre toutes choses, pour relevées et certaines qu’elles paraissent, à l’approbation des docteurs et des ministres de la sainte Église. C’est ce que j’ai triché de faire dans la direction de mon âme, et singulièrement dans ce dessein d’écrire la vie de la Reine du ciel. Et afin que mes supérieurs n’agissent point par mes relations, il m’en a coulé de très-grandes peines, leur cachant autant qu’il m’était possible bien des choses, et demandant au Seigneur avec beaucoup de larmes qu’il les éclairât, qu’il les fit aller au but de sa très-sainte volonté (souhaitant plusieurs fois qu’il leur fit oublier ce dessein), et qu’ils m’empêchassent d’errer, si j’étais trompée.

12. J’avoue aussi que le démon, se prévalant de la faiblesse de mon naturel et de mes craintes, a fait de grands efforts pour m’empêcher d’entreprendre cet ouvrage, cherchant des moyens pour m’intimider et pour m’affliger. A quoi il aurait sans doute réussi, en me le faisant entièrement abandonner, si la prudente conduite et la persévérance invincible de mes supérieurs n’eussent vaincu ma lâcheté; c’est pourquoi ce malin prince des ténèbres fut cause que le Seigneur, la très-sainte Vierge et les anges me donnèrent de nouvelles lumières, firent paraître de nouveaux signes, et éclater de nouvelles merveilles. Nonobstant tout cela, je différai, ou, pour mieux dire, je résistai plusieurs années à leur obéir (comme je le dirai dans la suite), sans avoir osé former le dessein de toucher à un sujet qui est si fort au-dessus de mes forces. Et je ne crois pas que ce fût par une providence particulière de sa divine Majesté: parce que pendant ce temps-là il m ‘est arrivé tant d’événements, et, je puis dire, tant de mystères, tant d’afflictions si extraordinaires et si différentes, que je n’aurais pu, dans cet état, jouir du repos et de la sérénité d’esprit qu’il faut avoir pour recevoir cette lumière et cette science: puisque sans ce calme la partie supérieure de l’âme ne peut être disposée dans quelque état qu’elle se trouve (même le plus relevé et le plus avantageux) à recevoir une influence si sublime, si sainte et si délicate. Outre cette raison de mon indétermination, j’en ai eu une autre, qui était mon instruction particulière, que je devais acquérir par un si long délai, et qui devait me rassurer en même temps par de nouvelles lumières, que l’on acquiert avec le temps et avec la prudence qu’une longue expérience donne. Mais enfin je découvris par ma persévérance quelle était la volonté de Dieu, qui me fut manifestée par les commandements réitérés du Seigneur, de ses saints anges et de mes supérieurs, qui me pressaient incessamment de ne plus résister aux lumières du Ciel, m’ordonnant de mettre fin à mes plaintes, de me rassurer, de revenir de toutes mes frayeurs, de mes lâchetés et de mes doutes, et de confier uniquement à la volonté du Seigneur ce que je n’osais entreprendre en vue de ma faiblesse.

13. Tous ces motifs m’obligèrent de me soumettre à cette grande vertu d’obéissance, et je me déterminai au nom du Très-Haut et de mon auguste Reine et Maîtresse de vaincre ma volonté. J’appelle cette vertu grande, non-seulement parce qu’elle offre à Dieu ce qui est le plus noble dans la créature, en lui offrant l’entendement, le propre sentiment et la volonté en holocauste et en sacrifice, mais aussi parce qu’il n’en est point d’autre qui conduise avec plus de sûreté au véritable but; puisqu’en obéissant, la créature n’opère pas par elle-même, mais elle opère comme l’instrument de celui qui la conduit et la commande. Cette vertu rendit Abraham victorieux de la force de l’amour et de la nature envers Isaac. Que si elle fut assez puissante pour cela, si elle fut aussi assez puissante pour arrêter le cours du soleil et le mouvement des cieux, elle peut bien remuer un peu de cendre et de poussière! Si Oza se fût gouverné par l’obéissance, sans doute il n’aurait pas été puni comme téméraire, lorsqu’il le fut assez pour toucher l’arche. Je vois bien que j’étends la main pour toucher, quoique très-indigne, non point une arche inanimée, et qui n’était qu’une figure dans l’ancienne loi; mais l’Arche vivante du nouveau Testament, où la manne de la Divinité, la source de toutes les grâces, et sa très-sainte loi furent renfermées. Ainsi, si je me tais, je crains avec sujet de désobéir à tant de commandements: c’est pourquoi je pourrais dire avec Isaïe: Malheur à moi, parce que je me suis tue! Il vaut donc bien mieux, ma divine Reine, et mon auguste Maîtresse, que votre très-douce miséricorde, et les puissantes faveurs de votre main libérale reluisent dans ma bassesse il vaut bien mieux que vous me donniez cette charitable main pour obéir à vos commandements, plutôt que de tomber dans votre indignation par ma désobéissance. Vous ferez, ô très-pure Mère de piété, une chose, digne de votre clémence d’élever une misérable de la poussière, et de faire d’un sujet le plus faible et le plus incapable un instrument pour opérer des œuvres si difficiles et si sublimes, par lequel vous exalterez votre grâce, et celles que votre très saint fils vous a communiquées; et ainsi vous ôterez l’occasion à la présomption trompeuse qu’on pourrait avoir de s’imaginer que cet ouvrage se soit fait par l’industrie humaine, ou par la  » prudence terrestre, ou par la force et l’autorité de la dispute; puisqu’on aura plutôt lieu de croire que c’est par la vertu de la divine grâce que vous excitez de nouveau le cœur des fidèles, et les attirez après vous, qui ôtes une fontaine de piété et de miséricorde. Parlez donc, ma divine Maîtresse, car votre servante écoute avec une volonté ardente de vous obéir comme elle doit et comme il est juste. Mais comment pourrai-je proportionnel et égaler mes désirs à mea obligations? Le juste retour est impossible; mais s’il était possible, je le souhaiterais. O grande et puissante Reine! accomplissez vos promesses et vos paroles, en me manifestant vos grâces et vos attributs, afin que la connaissance de votre majesté et de vos grandeurs s’étende davantage parmi les nations; qu’elle passe de génération en génération, et que vous en soyez plus glorifiée. Parlez, ma souveraine Maîtresse, votre servante écoute; parlez, et exaltez le Très-Haut par les puissances et par les merveilleuses œuvres que sa droite a opérées dans votre humilité très-profonde; qu’elles passent de ses divines mains, faites au tour et pleines de jacinthes, dans les vôtres, et des vôtres à vos dévots serviteurs, afin que les anges le bénissent; que les justes le louent, que les pécheurs le recherchent, et que tous aient en ces mêmes œuvres un modèle d’une suprême sainteté, et d’une pureté sans tache, et afin que j’aie par la grâce de votre très saint Fils cette règle infaillible et ce miroir sans tache par le moyen desquels je puisse régler et composer ma vie, puisque ce doit être la première chose que je me dois proposer en écrivant la vôtre, comme vous me l’avez dit plusieurs fois, en me faisant la grâce de m’offrir un modèle vivant et un miroir animé, sur lequel je pusse embellir et orner mon âme pour être votre fille et l’épouse de votre très-saint Fils.

14. Voilà toute ma prétention. C’est pourquoi je n’écrirai point comme maîtresse, mais comme disciple; ce ne sera pas pour enseigner, mais pour apprendre; puisque les femmes sont obligées par leur condition de se taire dans la sainte Église, et d’y ouïr ses ministres. Je manifesterai néanmoins comme un instrument de la Reine du ciel ce qu’elle aura la bonté de m’enseigner, et ce qu’elle daignera me commander; parce que toutes les âmes sont capables de recevoir l’Esprit que son très-saint Fils promit d’envoyer sur toutes sortes de personnes et de sexe sans aucune exception; elles sont aussi capables de le manifester comme elles le reçoivent en leur manière convenable, lorsqu’une puissance supérieure l’ordonne par une prévoyance chrétienne, comme je crois que mes supérieurs l’ont déterminé. J’avoue que je puis errer, et que c’est le propre d’une fille ignorante; mais je ne crois pas que cela se puisse faire en obéissant, et si cela arrivait, ce ne serait point par ma volonté; ainsi je m’en remets, et je me soumets à ceux qui me gouvernent, et à la correction de la sainte Église catholique, prétendant d’avoir recours à ses ministres dans toutes mes difficultés. Je veux que mon supérieur, mon directeur et mon confesseur soient témoins, et censeurs de cette doctrine que je reçois, et qu’ils soient juges vigilante et sévères de la manière que je l’écris, ou en ce que je manquerai à y correspondre en réglant toutes mes obligations sur la mesure d’un si grand bienfait.

15. J’ai écrit une seconde fois par la volonté du Seigneur et par l’ordre de l’obéissance, cette divine histoire parce que, la première fois, la lumière par laquelle je connaissais ses mystères était si abondante, et mon incapacité si grande, que la langue ne put exprimer toutes, choses, que les termes ni la légèreté de la plume ne furent pas suffisants pour les déclarer. J’en laissai donc quelques-unes, et je me trouve aujourd’hui, avec le secours du temps et des nouvelles connaissances que j’ai reçues, plus disposée à les écrire; et ce sera même toujours en omettent beaucoup de ce que l’on me découvre, et de ce que j’ai connu; car il est absolument impossible de tout dire dans une si grande abondance.

Outre cette raison, le Seigneur m’en a fait connaître une autre: c’est que la première fois que j’écrivis, les soins du matériel et de l’ordre de cet ouvrage m’occupaient extrêmement, et alors les tentations et les craintes furent si grandes, les tempêtes qui me combattaient et m’agitaient si excessives, que, craignant de passer pour téméraire d’avoir mis la main à un ouvrage si difficile et si important, je me résolus de briller tout ce que j’en avais écrit; et je crois que ce ne fut point sans une permission singulière du Seigneur, parce que, dans les troubles où j’étais, mon âme n’était pas disposée à recevoir toutes les préparations convenables dont le Très-Haut la voulait prévenir pour que j’écrivisse, en gravant en elle sa doctrine; et pour m’obliger ensuite de l’écrire en la manière qu’il m’ordonne a présent, ce qui se peut inférer de l’événement qui suit.

16. Un jour de la Purification de Notre-Dame, après avoir reçu le très-saint Sacrement, je voulus célébrer cette sainte fête, parée que c’était le jour auquel je fis ma profession, en y rendant de très-humbles actions de grâces an Très-Haut pour avoir daigné me recevoir pour son épouse, tout indigne que je fusse de cet honneur. Et pendant que je pratiquais ces affections, je sentis dans mon intérieur un changement efficace causé par une très-abondante lumière, qui m’attirait et me mouvait fortement et doucement à la connaissance de l’Être de Dieu, de sa bonté, de ses perfections, de ses attributs, et à celle de ma propre misère, Dans le temps que ces objets s’introduisaient dans mon entendement, ils produisaient en moi divers effets: le premier était d’élever toute mon attention et ma volonté; et le second était de m’anéantir et de m’abîmer dans mes propres abjections; de sorte que mon être se détruisait, et alors je sentais une douleur très-sensible, et une très-grande contrition de mes péchés énormes, avec un ferme propos de m’en corriger; de renoncer à toutes les vanités du monde, et de m’élever par l’amour du Seigneur sur tout ce qui est terrestre. Je restais pâmée dans ces afflictions, les plus grandes peines m’étaient des consolations,et je trouvais la vie dans la mort. Le Seigneur ayant pitié de mes douleurs par sa seule miséricorde, me dit: Ne te décourage point, ma fille et mon épouse; parce que pour te pardonner tes péchés, pour te laver et te nettoyer de tes souillures, je t’appliquerai mes mérites infinis, et le sang que j’ai versé pour toi: tâche de pratiquer la perfection que tu désires en imitant la vie de ma très-sainte Mère: écris-là une seconde fois, afin que tu ajoutes ce qui y manque, et que tu imprimes dans ton cœur sa doctrine. Cesse donc d’irriter ma justice et d’être ingrate à ma miséricorde en brillant ce que tu en écriras, de crainte, que mon indignation ne t’ôte la lumière, qui a été donnée sans la mériter pour connaître et pour manifester ces mystères.»

17. Ensuite je vis la Mère de Dieu et de piété, qui me dit; «Ma fille, tu n’as point encore tiré le fruit nécessaire à ton âme de l’arbre de vie de mon histoire, que tu as écrite, et tu n’es pas arrivée à la moelle de sa substance; tu n’as pas assez cueilli de cette manne cachée: et tu n’as pas eu la dernière disposition à la, perfection qu’il te fallait, afin que le Tout-Puissant gravât et écrivit dans ton âme mes perfections et mes vertus. Je te veux donner moi-même les qualités et les ornements convenables pour te disposer à ce que la divine Bonté veut opérer en toi par mon intercession; je lui ai demandé là permission d’embellir et de parer ton âme de mes propres mains, et de la très-abondante grâce qu’il m’a communiquée, afin que tu écrives une seconde fois ma vie sans t’amuser au matériel, mais seulement su formel et au substantiel que tu y trouveras, te comportant passivement, sans mettre le moindre obstacle qui te puisse empêcher de recevoir le courant de la divine grâce que le Tout-Puissant m’adressa, et de donner passage à cette portion que la divine volonté te destine. Garde-toi bien de la limiter et de la rétrécir par ta lâcheté et par l’irrégularité de ta conduite.» Aussitôt je connus que la Mère de miséricorde me revêtait d’une robe plus blanche que la neige et plus brillante que le soleil. Elle me ceignit ensuite d’une ceinture très-précieuse, et me dit: «C’est une participation de ma pureté que je te donne.» Elle demanda au Seigneur une science infuse pour m’en orner, afin qu’elle me servit de très-beaux cheveux; elle lui demanda aussi plusieurs autres dons et pierreries; et quoique je visse qu’elles fussent d’un très-grand prix, je connaissais pourtant que j’en ignorais la valeur. Après avoir reçu cet ornement, la divine Reine me dit: «Tâche de m’imiter avec fidélité et avec diligence, et de devenir ma très-parfaite fille engendrée de mon esprit, et nourrie dans mon sein. Je te donne ma bénédiction, afin qu’en mon nom, par ma direction et par mon assistance, tu écrives une seconde fois ma vie.»

18. Pour garder donc quelque ordre dans cet ouvrage, et pour une plus grande clarté, je le divise en trois parties. La première traitera de tout ce qui appartient aux quinze premières années de la Reine du ciel, commençant dès sa très-pure conception jusqu’à ce que le Verbe éternel prit chair humaine dans son sein virginal; et de ce que le Très-Haut opéra durant ces années envers la très-sainte Vierge. La seconde partie contient le mystère de l’Incarnation, toute la vie de notre Seigneur Jésus-Christ, sa Passion, sa Mort, et son Ascension, qui fut le temps pendant lequel notre divine Reine demeura avec lui; faisant aussi mention de ce qu’elle y fit elle-même. Et la troisième renfermera le reste de la vie de cette Mère de la grâce, je veux dire depuis qu’elle se trouva privée de la douce présence de son File notre rédempteur Jésus-Christ, jusqu’au temps de son heureuse mort, de son Assomption, et de son Couronnement dans la gloire, comme Reine du ciel, pour y vivre éternellement, comme Fille du Père, Mère du Fils, Épouse du Saint-Esprit. Je divise ces trois parties en huit livres afin d’en faciliter l’usage, et d’en pouvoir faire le continuel objet de mon entendement, le continuel aiguillon de ma volonté, et le sujet ordinaire de ma méditation.

19. Tour déclarer avec ordre en quel temps j’écrivis cette divine histoire, il est bon que je fasse savoir que mon père frère François Coronel, et ma mère sœur Catherine de Arana fondèrent ce couvent des religieuses déchaussées de la Très-Immaculée Conception dans leur propre maison par la disposition et la volonté de Dieu, que ma mère connut par une révélation particulière. La fondation se fit le jour de l’octave de l’Épiphanie, le treizième de janvier de l’année 1619. Nous primes l’habit, ma mère, moi et ma sœur, le même jour: mon père alla aussi dans un autre couvent de l’ordre de notre séraphique Père saint François, oui doux de mes frères étaient déjà religieux; il y prit l’habit; il y fit profession, il y donna de grande exemples de vertus, et il y mourut saintement. Ma mère et moi reçûmes le voile le jour de la Purification de la grande Reine du ciel, le second de février de l’année 1620. La profession de ma saur fut différée, parce qu’elle n’avait point encore l’âge. Le Tout-Puissant favorisa, par sa seule bonté, notre famille, en nous faisant la grâce de nous consacrer tous à l’état religieux: Dans la huitième année de la fondation, en la vingt-cinquième année de mon âge, et du Seigneur: l’obéissance me fit prendre la charge de supérieure, que j’exerce indigné ment: aujourd’hui. Je passai dix ans de, ma supériorité, durant lesquels je reçus, plusieurs commandements du Très-Haut, et de la grande Reine du ciel afin que j’écrivisse sa très-sainte vie; et je résistai à cause de mes craintes, pendant tout ce temps-là à ces ordres divins, jusqu’en l’année 1737, auquel temps je commençai de l’écrire pour la première fois. Et l’ayant achevée, je brûlai tous mes écrits, tant ceux qui regardaient cette sacrée histoire que plusieurs autres sur des matières fort graves et fort mystérieuses, par les craintes et les tribulations que j’ai déjà dites, et par le conseil d’un confesseur qui me dirigeait en l’absence de celui qui m’était ordinaire, parce qu’il me dit que: les femmes ne devaient point écrire dans la sainte Église. Je ne manquai point de lui, obéir avec exactitude, dont mes supérieurs et mon premier confesseur, qui savaient toute ma vie, me reprirent très-aigrement. Et ils me commandèrent de nouveau par la sainte obéissance de l’écrire une seconde fois. Le Très-Haut et la Reine du ciel réitérèrent aussi leurs commandements, pour me faire obéir: La lumière que je reçus de l’être divin, les faveurs que la droite du Très-Haut me communiqua cette seconde fois, furent si grandes et si abondantes, les recevant afin que ma pauvre âme se renouvelât et se vivifiât: parles instructions de ma divine Maîtresse, les doctrines, furent si profondes, et les mystères si relevés, qu’il en faut faire nécessairement un livre à part, qui correspondra à la même histoire; et son titre sera: Les lois de l’Épouse, les hautes perfections de son chaste amour, et le fruit tiré de l’arbre de la vie de la très-sainte Vierge Marie, notre divine Maîtresse. Je commence d’écrire cette histoire par la grâce de Dieu ce huitième jour de décembre de l’année 1655, jour de la très-pure et très-immaculée Conception.