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L’agonie et la capture au Gethsémani

La route est entièrement silencieuse. Seule l’eau d’une fontaine qui retombe dans un bassin de pierre rompt le profond silence. Le long des murs des maisons, du côté de l’orient, il y a encore de l’obscurité, alors que de l’autre côté la lune commence à blanchir le sommet des maisons et là où la route s’élargit pour former une petite place voilà que la clarté laiteuse et argentée de la lune descend pour embellir aussi les cailloux et la terre de la route. Mais sous les nombreux archivoltes qui vont d’une maison à l’autre, semblables à des pont-levis ou à des étais pour ces vieilles maisons aux ouvertures peu nombreuses sur les rues, et qui à cette heure sont toutes closes et sombres comme si c’étaient des maisons abandonnées, c’est l’obscurité complète, et la torche rougeâtre portée par Simon acquiert une singulière vivacité et une utilité encore plus grande. Les visages, dans cette lumière rouge et mobile, se montrent avec un relief net et tous, tant qu’ils sont, révèlent autant d’état d’âme différents.

Le plus solennel et le plus calme, c’est celui de Jésus. Pourtant la fatigue le vieillit en y faisant paraître des lignes inhabituelles qui font déjà apparaître la future effigie de son visage recomposé dans la mort.

Jean, qui est à côté de Lui, tourne un regard étonné, dolent sur tout ce qu’il voit. On dirait un enfant terrorisé par quelque récit qu’il a entendu ou quelque promesse effrayante et qui demande de l’aide à qui il sait être plus que lui. Mais qui peut l’aider ?

Simon, qui est de l’autre côté de Jésus, a le visage fermé, sombre, de quelqu’un qui rumine des pensées atroces, et c’est encore le seul qui après Jésus montre un aspect plein de dignité.

Les autres, qui en deux groupes ne cessent de se déformer, sont tous en fermentation. De temps à autre la voix rauque de Pierre ou celle de baryton de Thomas s’élèvent avec une résonance étrange. Puis ils baissent la voix comme effrayés de ce qu’ils disent. Ils discutent sur ce qu’il faut faire, et l’un propose une chose et l’autre une autre. Mais toutes les propositions tombent car réellement va commencer « l’heure des ténèbres » et les jugements humains restent obscurs et confus.

« Il fallait me le dire plus tôt » dit Pierre fâché.

« Mais personne n’a parlé. Pas le Maître… »

« Oui ! Justement Lui te le disait. Mais, frère ! Il semble que tu ne le connaisses pas !… »

« Moi je ressentais quelque trouble et j’ai dit : « Allons mourir avec Lui ». Vous vous le rappelez ? Mais, par notre Très Saint Dieu, si j’avais su que c’était Judas de Simon !… » tonne Thomas d’une voix menaçante.

« Et que voulais-tu faire ? » demande Barthélemy.

« Moi ? Je le ferais encore maintenant si vous m’aidiez ! »

« Quoi ? Tu partirais pour le tuer ? Et où ? »

« Non. J’éloignerais le Maître. C’est plus simple. »

« Il ne viendrait pas ! »

« Je ne Lui demanderais pas de venir. Je l’enlèverais comme on enlève une femme. »

« Ce ne serait pas une mauvaise idée ! » dit Pierre. Et, impulsif, il revient en arrière, se met dans le groupe des deux fils d’Alphée qui avec Matthieu et Jacques parlent doucement comme des conjurés.

« Écoutez : Thomas dit d’éloigner Jésus. Tous ensemble. On pourrait… du Get-Samni par Bethphagé à Béthanie et de là… en route pour quelque endroit. Le faisons-nous ? Une fois Lui mis en lieu sûr, on revient et on extermine Judas. »

« C’est inutile. Israël n’est qu’une trappe » dit Jacques d’Alphée.

« Et maintenant elle est tout près de se fermer. On le comprenait. Trop de haine ! »

« Mais, Matthieu ! Tu me fais enrager ! Tu avais plus de courage quand tu étais pécheur ! Philippe, parle. »

Philippe, qui vient tout à fait seul et paraît se faire un monologue, lève le visage et s’arrête. Pierre le rejoint et ils parlent entre eux. Puis ils rejoignent le groupe de tout à l’heure. « Moi, je dirais que le meilleur endroit, c’est dans le Temple » dit Philippe.

« Es-tu fou ? » crient les cousins, Matthieu et Jacques. « Mais si là on veut sa mort ! »

« Chut ! Quel vacarme ! Je sais ce que je dis. Ils le chercheront partout, mais pas là. Toi et Jean avez de bonnes amitiés parmi les serviteurs d’Anna. On donne une bonne poignée d’or… et tout est fait. Croyez-le ! Le meilleur endroit pour cacher quelqu’un que l’on recherche, c’est la maison du geôlier. »

« Moi, je ne le fais pas » dit Jacques de Zébédée. « Mais écoute aussi les autres, Jean pour commencer. Et si ensuite ils l’arrêtent ? Je ne veux pas qu’on dise que c’est moi le traître… »

« Je n’y avais pas pensé. Et alors ? » Pierre est anéanti.

« Et alors je dirais qu’il faut faire une chose par pitié. La seule que nous puissions : éloigner la Mère » dit Jude d’Alphée.

« Bon !… Mais… qui y va ? Qu’est-ce qu’on lui dit ? Vas-y toi, son parent. »

« Moi, je reste avec Jésus. C’est mon droit. Vas-y toi. »

« Moi ?! Je me suis armé d’une épée pour mourir comme Eléazar de Saura. Je traverserai des légions pour défendre mon Jésus et je frapperai sans retenue. Si la force de ceux qui sont plus nombreux me tue, n’importe. Je l’aurai défendu » proclame Pierre.

« Mais es-tu vraiment sûr que c’est l’Iscariote ? » demande Philippe au Thaddée.

« J’en suis sûr. Aucun de nous n’a un cœur de serpent. Il n’y a que lui… Va, Matthieu, trouver Marie et dis-lui… »

« Moi ? La tromper ? La voir, ignorante, à côté de moi, et puis ?… Ah ! non. Je suis prêt à mourir, mais pas à trahir cette colombe… »

Les voix se confondent en un murmure.

« Tu entends ? Maître, nous t’aimons » dit Simon.

« Je le sais. Je n’ai pas besoin de ces paroles pour le savoir. Et si elles donnent la paix au cœur du Christ, elles blessent son âme. »

« Pourquoi, mon Seigneur ? Ce sont des paroles d’amour. »

« D’un amour tout humain. En vérité, en ces trois ans, je n’ai rien fait, car vous êtes encore plus humains qu’à la première heure. Il fermente en vous tous les ferments les plus fangeux, ce soir. Mais ce n’est pas votre faute… »

« Sauve-toi, Jésus ! » dit Jean en gémissant.

« Je me sauve. »

« Oui ? Oh ! mon Dieu, merci ! » Jean paraît une fleur qui plie en se desséchant et qui redevient fraîche sur sa tige. « Je le dis aux autres. Où allons-nous ? »

« Moi à la mort. Vous à la Foi. »

« Mais n’avais-tu pas dit maintenant que tu te sauves ? » Le préféré est de nouveau accablé.

« Je me sauve, en fait, je me sauve. Si je n’obéissais pas au Père, je me perdrais. J’obéis, donc je me sauve. Mais ne pleure pas ainsi ! Tu es moins brave que les disciples de ce philosophe grec dont je t’ai parlé un jour. Eux restèrent près de leur maître que faisait mourir la ciguë, pour le réconforter par leur virile douleur. Toi… tu sembles un enfant qui a perdu son père. »

« Et n’en est-il pas ainsi ? C’est plus que si je perdais mon père ! Je te perds Toi… »

« Tu ne me perds pas puisque tu continues de m’aimer. Est perdu quelqu’un qui est séparé de nous par l’oubli sur la Terre et par le jugement de Dieu dans l’au-delà. Mais nous ne serons pas séparés. Jamais. Ni par celui-ci, ni par celui-là. »

Mais Jean n’entend pas raison.

Simon s’approche encore plus près de Jésus et Lui confie à voix basse : « Maître… moi… Simon Pierre et Moi, nous espérions faire quelque chose de bon… Mais… Toi qui sais tout, dis-moi : dans combien d’heures penses-tu être capturé ? »

« Avant que la lune ne soit au sommet de son arc. »

Simon fait un geste de douleur et d’impatience, pour ne pas dire de dépit. « Alors tout a été inutile… Maître, je vais t’expliquer. Tu as presque reproché à Simon Pierre et à moi de t’avoir laissé seul dans ces derniers jours… Mais nous nous éloignions pour Toi… Par amour pour Toi. Pierre, dans la nuit de lundi, impressionné par tes paroles, est venu me trouver pendant mon sommeil et il m’a dit : « Toi et Moi, je me fie à toi, nous devons faire quelque chose pour Jésus. Même Judas a dit vouloir s’en occuper » Oh ! pourquoi n’avons-nous pas compris alors ? Pourquoi ne nous as-tu rien dit, Toi ? Mais dis-moi : tu ne l’as dit à personne ? Vraiment à personne ? Peut-être l’as-tu compris seulement il y a quelques heures ? »

« Je l’ai toujours su. Avant même qu’il fût au nombre des disciples. Et pour que son crime ne fût pas parfait, du côté divin et du côté humain, j’ai cherché de toutes les manières de l’éloigner de Moi. Ceux qui veulent que je meure sont les bourreaux de Dieu. Lui, mon disciple et ami, est aussi le Traître, le bourreau de l’homme. Mon premier bourreau car il m’a déjà fait mourir par l’effort de l’avoir à côté de Moi, à ma table, et de devoir le protéger de Moi-même contre vous. »

« Et personne ne le sait ? »

« Jean. Je lui l’ai dit à la fin de la Cène. Mais qu’avez-vous fait ? »

« Et Lazare ? Il ne sait vraiment rien Lazare ? Aujourd’hui nous sommes allés chez lui. En effet, il est venu de grand matin, a sacrifié et est reparti, sans même s’arrêter à son palais et sans aller au Prétoire, car lui y va toujours par suite d’une habitude prise par son père. Et Pilate, tu le sais, est dans la ville, ces jours-ci… »

« Oui. Ils y sont tous. Il y a Rome, la nouvelle Sion, avec Pilate. Il y a Israël avec Caïphe et Hérode. Il y a tout Israël, car la Pâque a rassemblé les enfants de ce peuple au pied de l’autel de Dieu… As-tu vu Gamaliel ? »

« Oui. Pourquoi me le demandes-tu ? Je dois le revoir aussi, demain… »

« Gamaliel, ce soir est à Bethphagé. Je le sais. Quand nous serons arrivés au Gethsémani tu iras trouver Gamaliel et tu lui diras : « Sous peu tu auras le signe que tu attends depuis vingt et un ans ». Rien d’autre. Et puis tu reviendras avec tes compagnons. »

« Mais comment le sais-tu ? Oh ! Maître, mon pauvre Maître qui n’as même pas le réconfort d’ignorer les œuvres d’autrui ! »

« Tu dis bien ! Le réconfort d’ignorer ! Pauvre Maître ! Car il y a plus d’œuvres mauvaises que de bonnes. Mais je vois aussi celles qui sont bonnes et je m’en réjouis. »

« Alors tu sais que… »

« Simon, c’est l’heure de ma passion. Pour la rendre plus complète, le Père me retire la lumière à mesure qu’on approche. D’ici peu, je n’aurai que ténèbres et la contemplation de ce que sont les ténèbres : c’est-à-dire tous les péchés des hommes. Tu ne peux, vous ne pouvez pas comprendre. Personne, à moins d’y être appelé par Dieu pour une mission spéciale, ne comprendra cette passion dans la grande Passion. Puisque l’homme est matériel, même dans l’amour et dans la méditation, il y en aura qui pleureront et souffriront à cause des coups que j’ai reçus, et de mes tortures de Rédempteur, mais on ne mesurera pas cette torture spirituelle qui, croyez-le vous qui m’écoutez, sera la plus atroce… Parle-moi donc, Simon. Guide-moi sur les sentiers où ton amitié est allée pour Moi, car je suis un pauvre qui perd la vue et qui voit des fantômes, et non des choses réelles… »

Jean le serre contre lui et demande : « Quoi ? Tu ne vois plus ton Jean ? »

« Je te vois, mais les fantômes surgissent du brouillard de Satan, visions de cauchemar et de douleur. Nous sommes tous enveloppés dans ce miasme d’enfer, ce soir. En Moi, il cherche à créer la lâcheté, la désobéissance et la douleur. En vous, il créera la déception et la peur. En d’autres, qui pourtant ne sont ni peureux ni criminels, il amènera le crime et l’effroi. En d’autres, qui déjà appartiennent à Satan, il donnera la perversion surnaturelle. Je parle ainsi car leur perfection dans le mal sera telle qu’elle dépassera les possibilités humaines et atteindra la perfection qui est toujours dans le surhumain. Parle, Simon. »

« Oui. Depuis mardi, nous ne faisons que nous déplacer pour savoir, pour prévenir, pour chercher de l’aide. »

« Et qu’avez-vous pu faire ? »

« Rien, ou bien peu. »

« Et le peu sera « rien » quand la peur paralysera les cœurs. »

« Je me suis heurté aussi à Lazare… La première fois que cela m’arrive… Heurté car il me paraît inerte… Lui pourrait agir. C’est un ami du Gouverneur. C’est toujours le fils de Théophile ! Mais Lazare a repoussé toutes mes propositions. Je l’ai quitté en criant : « Je pense que l’ami dont parle le Maître, c’est toi ! Tu me fais horreur ! » et je ne voulais plus retourner chez lui. Mais, ce matin, il m’a appelé et m’a dit : « Peux-tu encore penser que je suis le traître ? » J’avais déjà vu Gamaliel, et Joseph et Chouza, et Nicodème et Manaën, et enfin ton frère Joseph… et je ne pouvais plus croire cela. Je lui ai dit : « Pardonne-moi, Lazare. Mais je sens ma pensée bouleversée plus que quand j’étais moi-même un condamné ». Et c’est ainsi, Maître… Je ne suis plus moi… Mais pourquoi souris-tu ? »

« Parce que cela confirme ce que je t’ai dit auparavant. Le brouillard de Satan t’enveloppe et te trouble. Qu’a répondu Lazare ? »

« Il a dit : « Je te comprends. Viens aujourd’hui avec Nicodème. J’ai besoin de te voir ». Et j’y suis allé pendant que Simon Pierre allait chez les galiléens, car ton frère qui vient de si loin sait plus de nouvelles que nous. Il dit qu’il a été informé par hasard en parlant avec un vieux galiléen, ami d’Alphée et de Joseph, qui habite près des marchés. »

« Ah !… oui… Un grand ami de la maison… »

« Il est ici avec Simon et les femmes. Il y a aussi la famille de Cana. »

« J’ai vu Simon. »

« Eh bien, Joseph, par son ami, qui est ami aussi de quelqu’un du Temple qui est devenu son parent par les femmes, a su qu’est décidée ta capture, et il a dit à Pierre : « Je l’ai toujours combattu, mais par amour et tant qu’il était encore fort. Mais maintenant qu’il devient comme un enfant à la merci de ses ennemis, moi, son parent qui l’ai toujours aimé, je suis avec Lui. C’est un devoir de sang et de cœur »

Jésus sourit en reprenant pour un instant le visage serein des heures de joie.

« Et Joseph a dit à Pierre : « Les pharisiens de Galilée sont des aspics comme tous les pharisiens. Mais la Galilée n’est pas toute pharisienne. Et il y a ici beaucoup de galiléens qui l’aiment. Allons leur dire de se rassembler pour le défendre. Nous n’avons que des couteaux, mais les bâtons aussi sont des armes quand on les manie bien. Et, si les milices romaines n’interviennent pas, nous aurons , vite raison de cette lâche canaille que sont les sbires du Temple ». Et Pierre est allé avec lui. Moi, pendant ce temps, j’allais chez Lazare, avec Nicodème. Nous avions décidé de le persuader de venir avec nous et d’ouvrir la maison pour rester avec Toi. Il nous a dit : « Je dois obéir à Jésus et rester ici. Pour souffrir le double… » Est-ce vrai ? »

« C’est vrai, Je lui ai donné cet ordre. »

« Pourtant il m’a donné les épées, elles sont à lui : une pour moi, une pour Pierre. Chouza aussi voulait me donner des épées. Mais… que sont deux lames de fer contre tout un monde ? Chouza ne peut croire que soit vrai ce que tu dis. Il jure que lui ne sait rien et qu’à la cour on ne pense qu’à jouir de la fête… Une ripaille comme à l’ordinaire. Si bien qu’il a dit à Jeanne de se retirer dans une de leurs maisons en Judée. Mais Jeanne veut rester ici, renfermée dans son palais comme si elle n’y était pas. Mais elle ne s’éloigne pas. Elle a avec elle Plautina, Anne et Nique, et deux dames romaines de la maison de Claudia. Elles pleurent, prient et font prier les innocents. Mais ce n’est pas un temps de prière. C’est un temps de sang. Je sens renaître en moi le « zélote » et je brûle de tuer pour faire vengeance !… »

« Simon, si j’avais voulu te faire mourir maudit, je ne t’aurais pas enlevé à la désolation !… » Jésus est très sévère.

« Oh ! pardon, Maître… pardon. Je suis comme ivre, je délire. »

« Et Manaën, que dit-il ? »

« Manaën dit que cela ne peut être vrai, et que si c’était vrai, lui te suivra même au supplice. »

« Comme tous vous avez confiance en vous !… Que d’orgueil il y a dans l’homme ! Et Nicodème et Joseph ? Que savent-ils ? »

« Rien de plus que moi. Il y a quelque temps, dans une assemblée. Joseph s’en est pris au Sanhédrin. Il les traita d’assassins parce qu’ils voulaient tuer un innocent, et il dit : « Tout est illégal là dedans. Lui le dit bien : c’est l’abomination dans la maison du Seigneur. Cet autel sera détruit car il est profané ». Ils ne le lapidèrent pas parce que c’est lui. Mais depuis lors ils l’ont tenu dans l’ignorance totale. Seuls Gamaliel et Nicodème sont restés ses amis. Mais le premier ne parle pas et le second… Ni lui ni Joseph n’ont plus été convoqués au Sanhédrin pour les décisions les plus vraies. Il se réunit illégalement ici et là, à des heures différentes, car ils ont peur d’eux et de Rome. Ah ! j’oubliais !… Les bergers. Eux aussi sont avec les galiléens. Mais nous sommes peu nombreux ! Si Lazare avait voulu nous écouter et aller trouver le Préteur ! Mais il ne nous a pas écoutés… Voilà ce que nous avons fait… Beaucoup… et rien… et je suis tellement accablé que je voudrais aller à travers la campagne en criant comme un chacal, en m’abrutissant dans une orgie, en tuant comme un brigand, pour m’enlever cette pensée que « tout est inutile » comme l’a dit Lazare, comme l’ont dit Joseph et Chouza, et Manaën et Gamaliel… » Le Zélote ne semble plus lui-même.

« Qu’a dit le rabbi ? »

« Il a dit : « Je ne connais pas exactement les intentions de Caïphe, mais je vous dis que seulement pour le Christ est prophétisé ce que vous dites. Et comme je ne reconnais pas le Christ en ce prophète, je ne trouve pas qu’il y ait lieu de s’agiter. Un homme sera tué, bon, ami de Dieu. Mais de combien de ses semblables, Sion a bu le sang ? ! » Et comme nous insistions sur ta Nature divine, il a répété avec entêtement : « Quand je verrai le signe, je croirai ». Il a promis de s’abstenir de voter ta mort et même, si possible, de persuader les autres de ne pas te condamner. Cela, rien de plus. Il ne croit pas ! Il ne croit pas ! Si on pouvait arriver à demain… Mais tu dis que non. Oh ! qu’allons-nous faire, nous ?! »

« Tu iras chez Lazare et tu chercheras à y amener autant que tu peux. Non seulement des apôtres, mais aussi des disciples que tu trouveras errants sur les chemins de la campagne. Tu essaieras de voir les bergers et de leur donner cet ordre. La maison de Béthanie est plus que jamais la maison de Béthanie, la maison de la bonne hospitalité. Que ceux qui n’ont pas le courage d’affronter la haine de tout un peuple se réfugient là, pour attendre… »

« Mais nous ne te laisserons pas. »

« Ne vous séparez pas… Divisés vous ne seriez rien. Unis, vous serez encore une force. Simon, promets-moi cela. Tu es paisible, fidèle, tu sais parler et commander, même Pierre. Et tu as une grande obligation envers Moi. Je te le rappelle pour la première fois pour t’imposer l’obéissance. Regarde : nous sommes au Cédron. De là tu es monté vers Moi lépreux et d’ici tu es parti purifié. Pour ce que je t’ai donné, donne-moi. Donne à l’Homme ce que Moi j’ai donné à l’homme. Maintenant le lépreux c’est Moi… »

« Non ! Ne le dis pas ! » disent ensemble en gémissant les deux disciples.

« Il en est ainsi ! Pierre, mes frères seront les plus accablés. Mon honnête Pierre se sentira comme un criminel et n’aura pas de paix. Et mes frères.., Ils n’auront pas le courage de regarder leur mère et la mienne… Je te les recommande… »

« Et moi, Seigneur, de qui serai-je ? Tu ne penses pas à moi ? »

« O mon petit enfant ! Tu es confié à ton amour. Il est si fort qu’il te guidera comme une mère. Je ne te donne pas d’ordre ni de direction. Je te laisse sur les eaux de l’amour. Elles sont en toi un fleuve si calme et si profond que je ne me mets pas en peine pour ton lendemain. Simon, tu as entendu ? Promets, promets-moi ! » Il est pénible de voir Jésus tellement angoissé… Il reprend : « Avant que viennent les autres ! Oh ! merci ! Sois béni ! »

Tout le groupe se réunit.

« Maintenant, séparons-nous. Moi, je monte là-haut pour prier. Je veux avec Moi Pierre, Jean et Jacques. Vous, restez ici. Et si vous êtes accablés, appelez. Et ne craignez pas. On ne touchera pas à un cheveu de votre tête.. Priez pour Moi. Déposez la haine et la peur. Ce ne sera qu’un instant… et ensuite la joie sera pleine. Souriez. Que j’ai dans le cœur vos sourires. Et encore, merci de tout, amis. Adieu. Que le Seigneur ne vous abandonne pas… »

Jésus se sépare des apôtres et va en avant pendant que Pierre se fait donner par Simon la torche. Celui-ci auparavant a allumé avec elle des rameaux résineux qui brûlent en crépitant au bord de l’oliveraie et répandent une odeur de genièvre.

Je souffre de voir le Thaddée qui regarde Jésus d’un regard tellement intense et douloureux que ce dernier se retourne et cherche qui l’a regardé. Mais le Thaddée se cache derrière Barthélemy et se mord les lèvres pour se calmer.

Jésus fait de la main un geste qui est bénédiction et adieu, puis il continue son chemin. La lune, maintenant très haute, entoure de sa lumière sa haute figure et paraît la faire plus grande, en la spiritualisant, en rendant plus clair son vêtement rouge et plus pâle l’or de ses cheveux. Derrière Lui, hâtent le pas Pierre avec la torche et les deux fils de Zébédée.

Ils continuent jusqu’à ce qu’ils rejoignent le bord du premier escarpement du rustique amphithéâtre de l’oliveraie, auquel sert d’entrée la petite place irrégulière et de gradins les différents escarpements qui montent par échelons des oliviers sur le mont. Puis Jésus leur dit : « Arrêtez-vous, attendez-moi ici pendant que je prie. Mais ne dormez pas. Je pourrais avoir besoin de vous. Et, je vous le demande par charité : priez ! Votre Maître est très accablé. »

Et en effet il est déjà profondément accablé. Il paraît chargé d’un fardeau. Où est désormais le viril Jésus qui parlait aux foules, beau, fort, l’œil dominateur, souriant paisiblement, avec sa voix retentissante et pleine de charme ? Il paraît déjà pris par l’angoisse. Il est comme quelqu’un qui a couru ou qui a pleuré. Sa voix est lasse et angoissée. Triste, triste, triste…

Pierre répond au nom de tous : « Sois tranquille, Maître. Nous veillerons et nous prierons. Tu n’as qu’à nous appeler et nous viendrons. »

Et Jésus les quitte alors que les trois se penchent pour ramasser des feuilles et des branches pour faire un feu qui serve à les tenir éveillés et aussi pour combattre la rosée qui commence à descendre abondamment.

Il marche, en leur tournant le dos, de l’occident vers l’orient, ayant donc en face la lumière de la lune. Je vois qu’une grande douleur dilate encore davantage son œil; c’est peut-être un bistre de lassitude qui l’élargit, peut-être est-ce l’ombre de l’arcade sourcilière. Je ne sais pas. Je sais qu’il a l’œil plus ouvert et plus enfoncé. Il monte, la tête penchée, seulement de temps en temps il la lève en soupirant comme s’il se fatiguait et haletait, et alors il tourne son œil si triste sur l’oliveraie paisible. Il fait quelques mètres en montée, puis il tourne autour d’un escarpement qui se trouve ainsi entre Lui et les trois qu’il a laissés plus bas.

L’escarpement, qui au début ne monte que de quelques décimètres, ne cesse de monter, et il a bientôt atteint deux mètres, de sorte qu’il met complètement Jésus à l’abri de tout regard indiscret ou ami. Jésus continue jusqu’à un gros rocher qui à un certain point barre le petit sentier, peut-être mis pour soutenir la côte qui descend avec plus de rapidité et nue jusqu’à un espace désolé qui précède les murs au-delà desquels est située Jérusalem, et qui vers le haut continue à monter avec d’autres escarpements et d’autres oliviers. Justement au-dessus du gros rocher se penche un olivier tout noueux et tordu. Il semble un bizarre point d’interrogation mis par la nature pour poser quelque question. Les branches touffues au sommet donnent une réponse à la question du tronc, en disant tantôt oui quand elles se penchent vers la terre, tantôt non en se déplaçant de droite à gauche, sous un vent léger qui passe par vagues successives à travers les feuillages et qui parfois exhale seulement l’odeur de la terre, parfois l’odeur légèrement amère de l’olivier, parfois un parfum mêlé de roses et de muguets dont on se demande d’où il peut bien venir. Au-delà du petit sentier, vers le bas, il y a d’autres oliviers et l’un, justement au-dessous du rocher, frappé par la foudre et ayant pourtant survécu, ou découpé je ne sais comment, a, du tronc primitif, fait deux troncs qui se dressent comme les deux branches d’un grand V moulé et les deux feuillages se présentent d’un côté et de l’autre du rocher comme si en même temps ils voulaient voir et cacher, ou lui faire une base d’un gris argenté tout paisible.

Jésus s’arrête à cet endroit. Il ne regarde pas la ville qui se fait voir tout en bas, toute blanche dans le clair de lune. Au contraire il lui tourne le dos et il prie, les bras ouverts en croix, le visage levé vers le ciel. Je ne vois pas son visage car il est dans l’ombre, la lune étant pour ainsi dire perpendiculaire au-dessus de sa tête, c’est vrai, mais ayant aussi le feuillage épais de l’olivier entre Lui et la lune dont les rayons filtrent à peine entre les feuilles en produisant des taches lumineuses en perpétuel mouvement. Une longue, ardente prière. De temps en temps il pousse un soupir et fait entendre quelque parole plus nette. Ce n’est pas un psaume, ni le Pater. C’est une prière faite du jaillissement de son amour et de son besoin. Un vrai discours fait à son Père.

Je le comprends par les quelques paroles que je saisis : « Tu le sais… Je suis ton Fils… Tout, mais aide-moi… L’heure est venue… Je ne suis plus de la Terre. Cesse tout besoin d’aide à ton Verbe… Fais que l’Homme te satisfasse comme Rédempteur, comme la Parole t’a été obéissante… Ce que Tu veux… C’est pour eux que je te demande pitié… Les sauverai-je ? C’est cela que je te demande. Je les veux ainsi : sauvés du monde, de la chair, du démon… Puis-je te demander encore ? C’est une juste demande, mon Père. Pas pour Moi. Pour l’homme qui est ta création, et qui voulut rendre fange jusqu’à son âme. Je jette dans ma douleur et dans mon Sang cette boue pour qu’elle redevienne l’incorruptible essence de l’esprit qui t’est agréable… Il est partout. C’est lui le roi ce soir : au palais royal et dans les maisons, parmi les troupes et au Temple… La ville en est pleine, et demain ce sera un enfer… »

Jésus se tourne, appuie son dos au rocher et croise ses bras. Il regarde Jérusalem. Le visage de Jésus devient de plus en plus triste. Il murmure : « Elle paraît de neige… et elle n’est que péché. Même dans elle, combien j’en ai guéris ! Combien j’ai parlé !… Où sont ceux qui me paraissaient fidèles ? »…

Jésus penche la tête et regarde fixement le terrain couvert d’une herbe courte et que la rosée rend brillante. Mais bien qu’il ait la tête penchée je comprends qu’il pleure car des gouttes brillent en tombant de son visage sur le sol. Puis il lève la tête, desserre ses bras, les joint en les tenant au-dessus de sa tête et en les agitant ainsi unis.

Puis il se met en route. Il revient vers les trois apôtres assis autour de leur feu de branchages. Il les trouve à moitié endormis. Pierre appuie ses épaules à un tronc, et les bras croisés sur la poitrine il balance sa tête, dans le premier brouillard d’un sommeil profond. Jacques est assis, avec son frère, sur une grosse racine qui affleure et sur laquelle ils ont mis leurs manteaux pour moins sentir les aspérités, mais malgré cela, bien qu’ils soient moins à l’aise que Pierre, eux aussi somnolent. Jacques a abandonné sa tête sur l’épaule de Jean qui a penché la tête sur celle de son frère comme si le demi-sommeil les avait immobilisés dans cette pose.

« Vous dormez ? Vous n’avez pas su veiller une seule heure ? Et Moi j’ai tant besoin de votre réconfort et de vos prières ! »

Les trois sursautent confus. Ils se frottent les yeux, ils murmurent une excuse, accusant la digestion pénible d’être la première cause de leur sommeil : « C’est le vin… la nourriture… Mais maintenant cela passe. Cela n’a été qu’un moment. Nous ne désirions pas parler et cela nous a endormis. Mais maintenant nous allons prier à haute voix et cela ne nous arrivera plus. »

« Oui. Priez et veillez. Pour vous aussi, vous en avez besoin. »

*Oui, Maître. Nous allons t’obéir. »

Jésus s’en retourne. La lune Lui frappe le visage si fort que sa clarté d’argent fait pâlir de plus en plus son vêtement rouge comme si elle le couvrait d’une poussière blanche et lumineuse. Je vois dans cette clarté son visage découragé, affligé, vieilli. Le regard est toujours dilaté mais paraît embué de larmes. La bouche a un pli de lassitude.

Il revient à son rocher plus lentement et tout penché. Il s’y agenouille en appuyant ses bras au rocher qui n’est pas lisse, mais à mi-hauteur il a une sorte de sein, comme si on l’avait travaillé exprès. Sur ce sein de dimension réduite, il a poussé une petite plante qui me semble de ces fleurettes semblables à de petits lys que j’ai vues aussi en Italie. Les petites feuilles sont rondes mais dentelées sur les bords et charnues avec des fleurettes sur les tiges très grêles. On dirait des petits flocons de neige qui saupoudrent la grisaille du rocher et les feuilles d’un vert foncé. Jésus appuie ses mains près d’elles et les fleurettes Lui frôlent la joue car il pose sa tête sur ses mains jointes et il prie. Après un moment il sent la fraîcheur des petites corolles et il lève la tête. Il les regarde, les caresse, leur parle : « Vous êtes pures !… Vous me réconfortez ! Dans la petite grotte de Maman, il y avait aussi de ces fleurettes… et elle les aimait car elle disait : « Quand j’étais petite, mon père me disait : « Tu es un lys si petit et tout plein de la rosée céleste’ « … Maman ! Oh ! Maman ! » Il éclate en sanglots. La tête sur ses mains jointes, retombé un peu sur ses talons, je le vois et l’entends pleurer, alors que ses mains serrent ses doigts et se tourmentent l’une l’autre. Je l’entends qui dit : « À Bethléem aussi… et je te les ai apportées, Maman. Mais celles-ci, qui te les apportera désormais ?… »

Puis il recommence à prier et à méditer. Elle doit être bien triste sa méditation, angoissée plutôt que triste car, pour y échapper, il se lève, va en avant et en arrière en murmurant des paroles que je ne saisis pas, levant son visage, le rabaissant, faisant des gestes, passant sur ses yeux, sur ses joues, sur ses cheveux, ses mains avec des mouvements machinaux et agités, comme ceux de quelqu’un qui est dans une grande angoisse. Ce n’est rien de le dire. Le décrire est impossible. Le voir, c’est partager son angoisse.

Il fait des gestes vers Jérusalem. Puis il recommence à élever les bras vers le ciel comme pour demander de l’aide. Il enlève son manteau comme s’il avait chaud. Il le regarde… Mais que voit-il ? Ses yeux ne regardent pas autre chose que sa torture et tout sert à cette torture pour l’augmenter, même le manteau tissé par sa Mère. Il le baise et dit : « Pardon, Maman ! Pardon ! » Il semble le demander à l’étoffe filée et tissée par l’amour de sa Mère… Il le reprend. Il est pris par un tourment. Il veut prier pour le surmonter, mais avec la prière reviennent les souvenirs, les appréhensions, les doutes, les regrets… C’est toute une avalanche de noms… de villes… de personnes… de faits… Je ne puis le suivre car il est rapide et irrégulier. C’est sa vie évangélique qui défile devant Lui… et Lui ramène Judas le traître. Son angoisse est si grande, que pour la vaincre il crie le nom de Pierre et de Jean. Et il dit : « Maintenant ils vont venir. Ils sont bien fidèles, eux ! » Mais « eux » ne viennent pas. Il appelle de nouveau. Il paraît terrorisé comme s’il voyait je ne sais quoi. Il s’enfuit rapidement vers l’endroit où se trouve Pierre et les deux frères. Et il les trouve plus commodément et plus pesamment endormis autour de quelques braises qui vont mourir et produisent seulement des éclairs rouges dans la cendre grise.

« Pierre ! Je vous ai appelés trois fois ! Mais que faites-vous ? Vous dormez encore ? Mais vous ne sentez pas à quel point je souffre ? Priez. Que la chair n’ait pas le dessus, ne vous vainque pas. En aucun de vous. Si l’esprit est prompt, la chair est faible. Aidez-moi… »

Les trois, s’éveillent plus lentement, mais finalement ils y arrivent et s’excusent, les yeux ébahis. Ils se lèvent, en commençant par s’asseoir, puis ils se mettent vraiment debout.

« Mais vois un peu ! » murmure Pierre. « Ceci ne nous est jamais arrivé ! Ce doit être vraiment ce vin. Il était fort. Et aussi ce froid. On s’est couvert pour ne pas le sentir (en effet ils s’étaient couverts avec leurs manteaux, même la tête) et on n’a plus vu le feu, on n’a plus eu froid et voilà que le sommeil est venu. Tu dis que tu nous as appelés ? Et pourtant il ne me semblait pas que je dormais si profondément… Allons, Jean, cherchons des branches, remuons-nous. Cela va passer. Sois tranquille, Maître, que dorénavant !… Nous resterons debout… » et il jette une poignée de feuilles sèches sur la braise et souffle pour faire reprendre la flamme. Il l’alimente avec les branches apportées par Jean, pendant que Jacques apporte un quartier de genièvre ou d’une plante du même genre qu’il a coupé dans un buisson peu éloigné et le met par dessus le reste.

La flamme monte haute et gaie éclairant le pauvre visage de Jésus, un visage vraiment d’une tristesse telle que l’on ne peut le regarder sans pleurer. Toute clarté de ce visage a disparu dans une lassitude mortelle. Il dit : « J’éprouve une angoisse qui me tue ! Oh ! oui ! Mon âme est triste à en mourir. Amis !… Amis ! Amis ! » Mais même s’il ne le disait pas, son aspect dirait qu’il est vraiment comme quelqu’un qui meurt, et dans l’abandon le plus angoissé et le plus désolé. Il semble que chacune de ses paroles soit un sanglot…

Mais les trois sont trop appesantis par le sommeil. Ils semblent presque ivres tant ils marchent en titubant les yeux mi-clos… Jésus les regarde… Il ne les mortifie pas par des reproches. Il secoue la tête, soupire et s’en va à la place qu’il occupait.

Il prie de nouveau debout, les bras en croix. Puis à genoux comme avant, le visage penché sur les petites fleurs. Il réfléchit. Il se tait… Puis il se met à gémir et à sangloter fortement, presque prosterné tant il s’est relâché sur ses talons. Il appelle le Père avec toujours plus d’angoisse…

« Oh ! » dit-il. « Il est trop amer ce calice ! Je ne puis pas ! Je ne puis pas. Il est au-dessus de ce que je puis. J’ai tout pu ! Mais pas cela… Éloigne-le, Père, de ton Fils ! Pitié pour Moi !… Qu’ai-je fait pour le mériter ? » Puis il se reprend et dit : « Cependant, mon Père, n’écoute pas ma voix si elle te demande ce qui est contraire à ta volonté. Ne te souviens pas que je suis ton Fils, mais seulement ton serviteur. Que soit faite non pas ma volonté, mais la tienne. »

Il reste ainsi un moment, puis il pousse un cri étouffé et lève un visage bouleversé. Un seul instant, puis il tombe sur le sol, le visage réellement contre terre et il reste ainsi. Une loque d’homme sur qui pèse tout le péché du monde, sur qui s’abat toute la Justice du Père, sur qui descendent les ténèbres, la cendre, le fiel, cette redoutable, redoutable, absolument redoutable chose qu’est l’abandon de Dieu, pendant que Satan nous torture… C’est l’asphyxie de l’âme, c’est être ensevelis vivants dans cette prison qu’est le monde quand on ne peut plus sentir qu’entre nous et Dieu il y a un lien, c’est être enchaînés, bâillonnés, lapidés par nos propres prières qui nous retombent dessus hérissées de pointes et pleines de feu, c’est se heurter contre un Ciel fermé où ne pénètrent pas la voix et les regards de notre angoisse, c’est être « orphelins de Dieu », c’est la folie, l’agonie, le doute de s’être jusqu’alors trompés, c’est la persuasion d’être chassés par Dieu, d’être damnés. C’est l’enfer !…

Oh ! je le sais ! et je ne puis, je ne puis voir la douleur de mon Christ, et savoir qu’elle est un million de fois plus atroce que celle qui m’a consumée l’an passé et qui, quand elle me revient à l’esprit, me bouleverse encore…

Jésus gémit, au milieu des râles et des soupirs d’une véritable agonie : « Rien !… Rien !… Va-t’en !… La volonté du Père ! Elle ! Elle seule !.., Ta volonté, Père. La tienne, non pas la mienne… Inutile. Je n’ai qu’un Seigneur : le Dieu très Saint. Une Loi : l’obéissance. Un amour : la rédemption… Non. Je n’ai plus de Mère. Je n’ai plus de vie. Je n’ai plus de divinité. Je n’ai plus de mission. C’est inutilement que tu me tentes, démon, avec la Mère, la vie, ma divinité, ma mission. J’ai pour mère l’Humanité et je l’aime jusqu’à mourir pour elle. La vie, je la rends à Celui qui me l’a donnée et me la demande, au Maître Suprême de tout vivant. La Divinité, je l’affirme en montrant qu’elle est capable de cette expiation. La mission, je l’accomplis par ma mort. Je n’ai plus rien, sauf de faire la volonté du Seigneur mon Dieu. Va-t’en, Satan ! Je l’ai dit la première et la seconde fois. Je le redis pour la troisième : « Père : s’il est possible, que ce calice s’éloigne de Moi. Mais pourtant que ce ne soit pas ma volonté, mais la tienne qui soit faite ». Va-t’en, Satan. J’appartiens à Dieu. »

Puis il ne parle plus que pour dire entre ses halètements : « Dieu ! Dieu ! Dieu ! » Il l’appelle à chaque battement de son cœur et il semble qu’à chaque battement le sang déborde. L’étoffe tendue sur les épaules s’en imbibe et devient sombre malgré le grand clair de lune qui l’enveloppe tout entier.

Pourtant une clarté plus vive se forme au-dessus de sa tête, suspendue à environ un mètre de Lui, une clarté si vive que même le Prostré la voit filtrer à travers les ondulations des cheveux déjà alourdis par le sang et malgré le voile dont le sang couvre ses yeux. Il lève la tête… La lune resplendit sur le pauvre visage et encore plus resplendit la lumière angélique semblable au diamant blanc-azur de l’étoile Vénus. Et apparaît la terrible agonie dans le sang qui transsude des pores. Les cils, les cheveux, la moustache, la barbe sont aspergés et couverts de sang. Le sang coule des tempes, le sang sort des veines du cou, les mains dégouttent du sang. Il tend les mains vers la lumière angélique et quand les larges manches glissent vers les coudes, les avant-bras du Christ se voient en train de suer du sang. Dans le seul visage les larmes tracent deux lignes nettes à travers le masque rouge.

Il enlève de nouveau son manteau et s’essuie les mains, le visage, le cou, les avant-bras. Mais la sueur continue. Il presse plusieurs fois l’étoffe sur son visage en la tenant pressée avec ses mains, et chaque fois qu’elle change de place, apparaissent nettement sur l’étoffe rouge foncé les empreintes qui, humides comme elles le sont, semblent être noires. Sur le sol l’herbe est rouge de sang.

Jésus paraît près de défaillir. Il délace son vêtement au cou comme s’il se sentait étouffer. Il porte la main à son cœur et puis à sa tête et l’agite devant son visage comme pour s’éventer, en gardant la bouche entrouverte. Il se traîne vers le rocher, mais plutôt vers le sommet du talus, et s’y appuie le dos. Il reste les bras pendants le long du corps, comme s’il était déjà mort, la tête pendant sur la poitrine. Il ne bouge plus.

La lumière angélique décroît tout doucement. Puis elle se trouve comme absorbée dans le clair de lune. Jésus rouvre les yeux. Il lève péniblement la tête. Il regarde. Il est seul, mais il est moins angoissé. Il allonge une main. Il tire à Lui le manteau qu’il a abandonné sur l’herbe et se met à s’essuyer le visage, les mains, le cou, la barbe, les cheveux. Il prend une large feuille, qui a poussé justement sur le bord du talus, toute couverte de rosée et avec elle il achève de se nettoyer en se lavant le visage et les mains et en s’essuyant de nouveau. Il le fait plusieurs fois avec d’autres feuilles, jusqu’à ce qu’il ait effacé les traces de sa terrible sueur. Seul son vêtement est taché, et spécialement sur les épaules et aux plis des coudes, au cou et à la ceinture, aux genoux. Il le regarde et secoue la tête. Il regarde aussi le manteau, mais il le voit trop taché. Il le plie et le pose sur le rocher, là où il forme un berceau, près des fleurettes.

Difficilement, à cause de sa faiblesse, il se tourne pour se mettre à genoux. Il prie en appuyant la tête sur le manteau sur lequel sont déjà ses mains. Puis il s’appuie au rocher, se lève, et encore légèrement titubant, il va trouver les disciples. Son visage est très pâle, mais il n’est plus troublé. C’est un visage d’une beauté divine bien qu’il soit exsangue et plus triste qu’à l’ordinaire.

Les trois dorment profondément, tout enveloppés dans leurs manteaux, tout à fait allongés près du feu éteint. On les entend respirer profondément en un commencement de ronflement sonore. Jésus les appelle, inutilement. Il doit se pencher et secouer Pierre généreusement.

« Qu’est-ce ? Qui m’arrête ? » dit-il en sortant abasourdi et effrayé de son manteau vert foncé.

« Personne. C’est Moi qui t’appelle. »

« C’est le matin ? »

« Non. La seconde veille est à peu près terminée. »

Pierre est tout engourdi, Jésus secoue Jean qui pousse un cri de terreur en voyant penché sur lui un visage de fantôme tant il semble de marbre. « Oh !… tu me paraissais mort ! »

Il secoue Jacques et celui-ci croit que c’est son frère qui l’appelle et il dit : « Ils ont pris le Maître ? »

« Pas encore, Jacques » répond Jésus. « Mais levez-vous maintenant et allons. Celui qui me trahit est proche. »

Les trois, encore étourdis, se lèvent. Ils regardent autour… Oliviers, lune, rossignols, brise, la paix… Rien d’autre. Cependant ils suivent Jésus sans parler. Les huit aussi sont plus ou moins endormis auprès du feu éteint.

« Levez-vous ! » tonne Jésus. « Pendant que Satan arrive, montrez à celui qui ne dort jamais et à ses fils que les fils de Dieu ne dorment pas ! »

« Oui, Maître. »

« Où est-il, Maître ? »

« Jésus, moi… »

« Mais qu’est-il arrivé ? »

Et au milieu des questions et des réponses confuses, ils remettent leurs manteaux…

À peine à temps pour apparaître en ordre à la troupe de sbires, commandée par Judas, qui fait irruption dans la petite place tranquille en l’éclairant violemment avec une foule de torches allumées. C’est une horde de bandits déguisés en soldats, des figures de galériens que déforme un sourire démoniaque. Il y a aussi quelques zélateurs du Temple.

Les apôtres sautent tous dans un coin. Pierre devant, et les autres en groupe derrière. Jésus reste où il est.

Judas s’approche soutenant le regard de Jésus, redevenu le regard étincelant de ses jours les meilleurs. Et il n’abaisse pas son visage. Au contraire il s’approche avec un sourire de hyène et le baise sur la joue droite.

« Ami, et qu’es-tu venu faire ? C’est par un baiser que tu me trahis ? »

Judas baisse un instant la tête, puis la relève… insensible au reproche comme à toute invitation au repentir.

Jésus, après les premières paroles dites avec la majesté de Maître, prend le ton affligé de qui se résigne à un malheur.

Les sbires, en criant, s’avancent avec des cordes et des bâtons et cherchent à s’emparer des apôtres en plus du Christ, sauf de Judas Iscariote, naturellement.

« Qui cherchez-vous ? » demande Jésus calme et solennel.

« Jésus, le Nazaréen. »

« C’est Moi ! » Sa voix est un tonnerre. Devant le monde assassin et à celui innocent, devant la nature et les étoiles, Jésus se rend ce témoignage ouvert, loyal, plein d’assurance. Je dirais qu’il est heureux de pouvoir se le donner.

Mais s’il avait dégagé la foudre, il n’aurait pu faire davantage. Tous s’abattent comme une gerbe d’épis fauchés. Ne restent debout que Judas, Jésus et les apôtres qui reprennent courage au spectacle des soldats abattus, si bien qu’ils s’approchent de Jésus en menaçant si explicitement Judas que celui-ci fait un saut juste à temps pour éviter un coup de maître de l’épée de Simon. Poursuivi sans résultat à coups de pierres et de bâtons que lui lancent par derrière les apôtres qui ne sont pas armés d’épées, il s’enfuit au-delà du Cédron et disparaît dans l’obscurité d’une ruelle.

« Levez-vous. Qui cherchez-vous ? Je vous le demande de nouveau. »

« Jésus, le Nazaréen. »

« Je vous ai dit que c’est Moi » dit Jésus avec douceur. Oui : avec douceur. « Laissez donc libres ces autres. Je viens. Déposez les épées et les bâtons. Je ne suis pas un larron. J’étais toujours parmi vous. Pourquoi ne m’avez-vous pas pris alors ? Mais c’est votre heure et celle de Satan… »

Mais pendant qu’il parle, Pierre s’approche de l’homme qui déjà tend les cordes pour lier Jésus, et il donne un coup d’épée maladroit. S’il s’était servi de la pointe, il regorgeait comme un mouton. Ainsi il ne fait que lui décoller l’oreille qui reste pendante et laisse couler beaucoup de sang. L’homme crie qu’il est mort. Il y a du désordre entre ceux qui veulent avancer et ceux qui ont peur à la vue des épées et des poignards qui brillent.

« Déposez ces armes. Je vous le commande. Si je voulais, j’aurais les anges du Père pour me défendre. Et toi, sois guéri. Dans ton âme, si tu peux, pour commencer. » Et avant de tendre les mains aux cordes, il touche l’oreille et la guérit.

Les apôtres poussent des cris désordonnés… Oui. Je regrette de le dire, mais c’est ainsi. Qui crie une chose, qui une autre. L’un crie : « Tu nous as trahis ! » et un autre : « Mais il est fou ! » et un autre encore : « Et qui peut te croire ? » Qui ne crie pas s’enfuit…

Et Jésus reste seul,.. Seul avec les sbires… Et le chemin commence…

Source

La discussion de Jésus avec les Docteurs au Temple & Douleur de Marie à la disparition de Jésus

Je vois Jésus. C’est un adolescent. Vêtu d’une tunique qui me semble de lin blanc et lui descend jusqu’aux pieds. Il se drape par-dessus dans une étoffe rectangulaire d’un rouge clair. Il est tête nue avec des cheveux longs qui lui descendent à moitié des oreilles, plus foncés que lorsque je l’ai vu plus petit. C’est un garçon robuste, très grand pour son âge, mais dont le visage est vraiment enfantin.

Il me regarde et me sourit en me tendant les mains. Un sourire pourtant qui ressemble déjà à celui que je Lui vois adulte : doux et plutôt sérieux. Il est seul. Je ne vois rien d’autre en ce moment. Il est appuyé à un petit mur au-dessus d’une ruelle toute en montées et descentes, pierreuse avec au milieu un creux qui, par temps de pluie, se transforme en ruisseau. Pour l’heure il est à sec car la journée est belle.

Il me semble de m’approcher aussi du muret et de regarder à l’entour et en bas comme fait Jésus. Je vois un groupe de maisons rassemblées sans alignement. Il y en a de hautes, de basses et orientées dans tous les sens. Cela ressemble – la comparaison est pauvre mais assez juste – à une poignée de cailloux blancs jetés sur un terrain sombre. Les rues et ruelles apparaissent comme des veines au milieu de cette blancheur. Çà et là des arbres sortent d’entre les murs. Beaucoup sont en fleurs et beaucoup couverts de feuilles nouvelles. Ce doit être le printemps.

À gauche, par rapport à moi qui regarde, il y a une grande agglomération, disposée sur trois rangées de terrasses couvertes de bâtiments, et puis des tours, des cours et des portiques au centre desquels se dresse un bâtiment plus haut, majestueux, très riche, à coupoles rondes qui brillent au soleil comme si elles étaient couvertes de métal, cuivre ou or. Le tout est entouré d’une muraille crénelée, de créneaux à la façon de M comme si c’était une forteresse . Une tour plus haute que les autres à cheval sur une rue plutôt étroite et qui est en saillie domine nettement cette vaste agglomération. On dirait une sentinelle sévère.

Jésus regarde fixement cet endroit, puis il se retourne appuyant de nouveau le dos au muret comme il était d’abord, puis il regarde un petit monticule qui est en face de l’agglomération, un monticule couvert de maisons jusqu’à la base et ensuite dénudé. Je vois qu’une rue se termine là avec un arceau au-delà duquel il n’y a plus qu’une rue pavée de pierres quadrangulaires, irrégulières et mal assemblées. Elles ne sont pas exagérément grandes comme les pierres des routes consulaires romaines. Elles ressemblent plutôt aux pierres classiques des vieux trottoirs de Viareggio (je ne sais s’ils existent encore) mais mal assemblées. Une mauvaise route. Le visage de Jésus devient tellement sérieux que je me mets à chercher sur ce monticule la cause de cette mélancolie. Mais je ne trouve rien de spécial. C’est une hauteur dénudée. C’est tout. En revanche, je perds Jésus. En effet, quand je me retourne, il n’est plus là. Et je m’assoupis avec cette vision.

…Quand je me réveille, avec au cœur le souvenir de cette vision, après avoir retrouvé un peu de forces et de calme, car tout le monde dort, je me trouve dans un endroit que je n’ai jamais vu. Il y a des cours, des fontaines, des maisons, ou plutôt des pavillons que des maisons. Cela semble être en effet plutôt des pavillons que de maisons. Il y a là une foule nombreuse, habillée à l’ancienne mode hébraïque et beaucoup de cris. En regardant autour de moi, je me rends compte que je suis à l’intérieur de cette agglomération que Jésus regardait. Je vois en effet la muraille crénelée qui l’entoure, la tour qui fait sentinelle et l’imposant bâtiment qui se dresse au centre et sur lequel s’appuient les portiques très beaux et vastes où se trouve une foule occupée qui à une chose, qui à une autre.

Je me rends compte que je me trouve dans l’enceinte du Temple de Jérusalem. Je vois des pharisiens en longs vêtements flottants, des prêtres vêtus d’habits de lin avec une plaque de métal précieux au sommet de la poitrine et sur le front et d’autres points qui luisent çà et là sur les vêtements très amples et blancs que retient à la taille une ceinture de grand prix. Puis, il y en a d’autres, moins chamarrés qui doivent encore appartenir à la caste sacerdotale et qui sont entourés de disciples plus jeunes. Je vois que ce sont des docteurs de la Loi.

Je me trouve égarée au milieu de tous ces personnages, ne sachant pas bien ce que j’ai à faire là-dedans. Je m’approche d’un groupe de docteurs où a débuté une discussion théologique. Une grande foule s’en approche aussi.

Parmi les « docteurs » il y a un groupe à la tête duquel se trouve un certain Gamaliel avec un autre, âgé et presque aveugle, que soutient Gamaliel au cours de la discussion. Celui-là, je l’entends appeler Hillel (je mets l’H parce que je vois qu’il y a une aspiration au début du nom), il semble le maître ou le parent de Gamaliel parce que ce dernier le traite avec confiance et respect en même temps. Le groupe de Gamaliel a des vues plus larges, alors qu’un autre groupe, et c’est le plus nombreux, est dirigé par un certain Sciammaï et est caractérisé par une intransigeance haineuse et rétrograde que l’Évangile met si bien en lumière.

Gamaliel, entouré d’un groupe important de disciples, parle de la venue du Messie. S’appuyant sur la prophétie de Daniel, il soutient que le Messie doit être déjà né. En effet, depuis une dizaine d’années environ, les soixante-dix semaines indiquées par la prophétie sont accomplies, à dater du décret de reconstruction du Temple. Sciammaï le combat en affirmant que s’il est vrai que le Temple a été reconstruit, il n’est pas moins vrai que l’esclavage d’Israël n’a fait que croître et que la paix qu’aurait dû apporter avec lui Celui que les Prophètes appellent « le Prince de la paix » est bien loin d’exister dans le monde et spécialement à Jérusalem opprimée par un ennemi qui ose pousser sa domination jusqu’à l’enceinte du Temple dominée par la Tour Antonia remplie de légionnaires romains, prêts à apaiser avec leur épée tout soulèvement patriotique.

La discussion, pleine d’arguties, tire en longueur : chaque maître fait étalage d’érudition pas tant pour vaincre son rival que pour s’imposer à l’admiration des auditeurs. Cette intention est évidente.

Du groupe serré de ses fidèles sort une fraîche voix d’enfant : « C’est Gamaliel qui a raison. »

Mouvement de la foule et du groupe des docteurs. On cherche l’interrupteur. Mais pas besoin de le chercher; il ne se cache pas. Il se manifeste et s’approche du groupe des « rabbi ». Je reconnais mon Jésus adolescent. Il est sûr de Lui et franc, avec des yeux intelligents qui étincellent.

« Qui es-tu ? » Lui demande-t-on.

« Un fils d’Israël venu accomplir ce que la Loi ordonne. »

La réponse hardie et sûre d’elle-même le rend sympathique et Lui vaut des sourires d’approbation et de bienveillance. On s’intéresse au petit Israélite.

« Comment t’appelles-tu ? »

« Jésus de Nazareth. »

La bienveillance s’atténue dans le groupe de Sciammaï. Mais Gamaliel, plus bienveillant, poursuit le dialogue en même temps que Hillel. Ou plutôt c’est Gamaliel qui, respectueusement, dit au vieillard : « Demande quelque chose à l’enfant. « 

« Sur quoi fondes-tu ta certitude?  » demande Hillel. (Je mets les noms en tête des réponses pour abréger et rendre plus clair).

Jésus : « Sur la prophétie qui ne peut faire erreur sur l’époque et les signes qui l’ont accompagnée quand ce fut le moment de sa réalisation. C’est vrai que César nous domine. Mais le monde était tellement paisible et la Palestine si calme quand expirèrent les soixante-dix semaines qu’il fut possible à César d’ordonner un recensement dans ses domaines. Il ne l’aurait pas pu s’il y avait eu la guerre dans l’Empire et des soulèvements en Palestine. Comme ce temps était accompli, ainsi va se terminer l’autre intervalle de temps de soixante-deux semaines plus une depuis l’achèvement du Temple, pour que le Messie soit consacré et que se réalise la suite de la prophétie pour le peuple qui ne l’a pas accepté. Pouvez-vous avoir des doutes ? Ne vous rappelez-vous pas de l’étoile que virent les Sages d’Orient et qui alla justement se poser dans le ciel de Bethléem de Juda et que les prophéties et les visions, depuis Jacob et par la suite, indiquent ce lieu comme destiné à accueillir la naissance du Messie, fils du fils du fils de Jacob, à travers David qui était de Bethléem ? Ne vous rappelez-vous pas Balaam ? « Une Étoile naîtra de Jacob ». Les Sages d’Orient, auxquels la pureté et la foi gardaient ouverts les yeux et les oreilles, ont vu l’Étoile et compris son nom : « Messie » et ils sont venus adorer la Lumière allumée dans le monde. »

Sciammaï, le regard livide: « Tu dis que le Messie est né au temps de l’Étoile à Bethléem Ephrata ? »

Jésus : « Je le dis. »

Sciammaï : « Alors il n’existe plus. Tu ne sais pas, Enfant, qu’Hérode fit tuer tous les garçons de un jour à deux ans de Bethléem et des environs ? Toi qui connais si bien les Écritures, tu dois aussi savoir cela : « Un cri s’est élevé… C’est Rachel qui pleure ses enfants». Les vallées et les collines de Bethléem qui ont recueilli les pleurs de Rachel mourante sont restées remplies de ces pleurs, et les mères l’ont répété sur leurs fils massacrés. Parmi elles, il y avait certainement aussi la Mère du Messie. »

Jésus : « Tu te trompes, vieillard. Les pleurs de Rachel se sont changés en hosanna, parce que là où elle avait mis au jour « le fils de sa douleur », la nouvelle Rachel a donné au monde le Benjamin du Père céleste, le Fils de sa droite, Celui qui est destiné à rassembler les peuples sous son sceptre et à le libérer de la plus terrible servitude. »

Sciammaï : « Et comment, s’il a été tué ? »

Jésus : « N’as-tu pas lu, en parlant d’Élie ? Il fut enlevé dans un char de feu. Et le Seigneur Dieu ne pourra pas avoir sauvé son Emmanuel pour qu’il fût le Messie de son peuple ? Lui qui a ouvert la mer devant Moïse pour qu’Israël rejoignit à pieds secs son territoire, II n’aura pas pu ordonner à ses anges de sauver son Fils, son Christ, de la férocité de l’homme ? En vérité je vous le dis : le Christ vit et il est parmi vous et quand sera venue son heure, il se manifestera dans sa puissance. » Jésus, en disant ces paroles que je souligne, a dans la voix un éclat qui remplit l’espace. Ses yeux brillent encore davantage et comme mus par le pouvoir et la promesse, il tend le bras et la main droite comme pour un serment. C’est un enfant, mais il est solennel comme un homme.

Hillel : « Enfant, qui t’a enseigné ces paroles ? »

Jésus : « L’Esprit de Dieu. Je n’ai pas de maître humain. C’est la parole de Dieu que vous entendez par mes lèvres. »

Hillel : « Viens, parmi nous, que je te voie de près, ô Enfant ! Mon espérance se ravive au contact de ta foi et mon âme s’illumine au soleil de la tienne. »

Et on fait asseoir Jésus sur un siège élevé entre Gamaliel et Hillel et on Lui apporte des rouleaux pour qu’il les lise et les explique. C’est un examen en règle. La foule se presse et écoute.

La voix enfantine de Jésus lit : « Console-toi, ô mon peuple. Parlez au cœur de Jérusalem, consolez-la car son esclavage est fini… Voix de quelqu’un qui crie dans le désert: préparez les chemins du Seigneur… Alors apparaîtra la gloire du Seigneur… ».

Sciammaï: « Tu le vois. Nazaréen ! Ici on parle d’esclavage fini. Jamais comme à présent nous sommes esclaves. Ici on parle d’un précurseur. Où est-il ? Tu radotes ! »

Jésus: « Je te dis que c’est à toi plus qu’aux autres que t’invite le Précurseur. À toi et à tes semblables. Autrement tu ne verras pas la gloire du Seigneur et tu ne comprendras pas la parole de Dieu, parce que la bassesse, l’orgueil, la dissimulation t’empêcheront de voir et d’entendre. »

Sciammaï: « C’est ainsi que tu parles à un maître ? »

Jésus: « C’est ainsi que je parle, ainsi que je parlerai jusqu’à la mort. Car au-dessus de mon intérêt il y a celui du Seigneur et l’amour pour la Vérité dont je suis le Fils. Et j’ajoute pour toi, ô rabbi, que l’esclavage dont parle le Prophète et dont je parle Moi aussi, n’est pas celui que tu crois, et la royauté n’est pas celle à laquelle tu penses. Mais au contraire, c’est par les mérites du Messie que l’homme sera libéré de l’esclavage du Mal qui le sépare de Dieu et le caractère du Christ s’imprime sur les esprits libérés de tout joug et soumis à son règne éternel. Toutes les nations inclineront la tête, ô race de David, devant le Germe né de toi et devenu l’arbre qui couvre toute la terre et s’élève jusqu’au Ciel. Au Ciel et sur la terre toute bouche louera son Nom et tout genou fléchira devant le Consacré de Dieu, le Prince de la paix, celui qui enivrera de Lui-même toute âme fatiguée et rassasiera toute âme affamée, le Chef, le Saint qui conclura une alliance entre la terre et le Ciel. Non pas comme celle qui fut conclue avec les Pères d’Israël quand Dieu les fit sortir d’Égypte, en les traitant encore comme des serviteurs, mais en gravant la pensée de la Paternité céleste dans les esprits des hommes avec la Grâce nouvellement versée en eux par les mérites du Rédempteur par qui tous les bons connaîtront le Seigneur, et le Sanctuaire de Dieu ne sera plus abattu ni détruit. »

Sciammaï : « Mais, ne blasphème pas, Enfant ! Rappelle-toi Daniel. Il dit qu’après la mort du Christ, le Temple et la Cité seront détruits par un peuple et un chef qui viendra pour cela. Et Toi, tu soutiens que le Sanctuaire de Dieu ne sera plus abattu ! Respecte les Prophètes ! »

Jésus : « En vérité je te dis qu’il y a Quelqu’un qui est plus que les Prophètes et tu ne le connais pas, ni ne le connaîtras pas parce qu’il te manque de vouloir le connaître. Et je t’affirme que tout ce que j’ai dit est vrai. Il ne connaîtra plus la mort, le vrai Sanctuaire, mais comme Celui qui le sanctifie, il ressuscitera pour la vie éternelle et à la fin des jours du monde, il vivra au Ciel. »

Hillel : « Écoute, Enfant. Aggée dit :  » …II viendra le Désiré des Nations. Grande sera la gloire de cette maison et de cette dernière plus que de la première». Il veut peut-être parler du même sanctuaire que Toi ? »

Jésus: « Oui, Maître, c’est cela qu’il veut dire. Ta droiture t’achemine vers la Lumière et Moi je te dis : quand le Sacrifice du Christ sera accompli, la paix viendra vers toi parce que tu es un Israélite sans malice. »

Gamaliel : « Dis-moi, Jésus. La paix dont parlent les Prophètes, comment peut-on l’espérer si la guerre vient détruire ce peuple? Parle et éclaire-moi aussi. »

Jésus : « Ne te souviens-tu pas. Maître, de ce que dirent ceux qui furent présents la nuit de la naissance du Christ ? Que les troupes angéliques chantèrent : « Paix aux hommes de bonne volonté ». Mais la volonté de ce peuple n’est pas bonne et il n’aura pas la paix. Il méconnaîtra son Roi, le Juste, le Sauveur parce qu’il attend un roi revêtu de la puissance humaine alors que Lui est le Roi de l’esprit. Ce peuple ne l’aimera pas, parce que le Christ prêchera ce qui ne plaît pas à ce peuple. Le Christ ne combattra pas des ennemis pourvus de chars et de cavalerie, mais les ennemis de l’âme qui inclinent vers des jouissances infernales le cœur de l’homme créé pour le Seigneur. Et cela, ce n’est pas la victoire qu’Israël attend de Lui. Il viendra, Jérusalem, ton Roi monté sur  » l’ânesse et l’ânon », c’est à dire les justes d’Israël et les gentils. Mais l’ânon, je vous le dis, lui sera plus fidèle et le suivra précédant l’ânesse et grandira sur la route de la Vérité et de la Vie. Israël, à cause de sa volonté mauvaise, perdra la paix et souffrira en elle-même, pendant des siècles, ce qu’il a fait souffrir à son Roi réduit par eux à être l’Homme des Douleurs dont parle Isaïe. »

Sciammaï : « Ta bouche profère à la fois des enfantillages et des blasphèmes, Nazaréen. Réponds : et où est le Précurseur ? Quand l’avons-nous eu ? »

Jésus : « Il existe. Malachie ne dit-il pas : « Voici que j’envoie mon ange préparer devant Moi le chemin et immédiatement viendra à son Temple le Dominateur que vous cherchez et l’Ange du Testament que vous désirez ardemment » ? Donc, le Précurseur précède immédiatement le Christ. Il est déjà là, comme le Christ. S’il y avait des années entre celui qui prépare le chemin au Seigneur et le Christ, tous les chemins s’encombreraient et dévieraient. Dieu le sait et il a décidé que le Précurseur précède d’une seule heure le Maître. Quand vous verrez ce Précurseur, vous pourrez dire : « La mission du Christ est commencée ». À toi je dis : le Christ ouvrira beaucoup d’yeux et beaucoup d’oreilles quand Il viendra par ces chemins. Mais ce ne sont pas les tiens ni ceux de tes semblables, car vous lui donnerez la mort en échange de la Vie qu’il vous apporte. Mais quand, plus grand que ce Temple, plus haut que le Tabernacle enfermé dans le Saint des Saints, plus haut que la Gloire que soutiennent les Chérubins, le Rédempteur sera sur son trône et sur son autel, la malédiction pour les déicides et la vie pour les gentils couleront de ses mille et mille blessures. Car Lui, ô maître toi qui l’ignores, n’est pas, je le répète, Roi d’une domination humaine, mais d’un Royaume spirituel, et ses sujets seront uniquement ceux qui par leur amour sauront renaître en leur esprit et comme Jonas, après une première naissance, renaître sur d’autres rivages : « ceux de Dieu » à travers la régénération spirituelle qui viendra par le Christ qui donnera la vraie vie à l’humanité. »

Sciammaï et son entourage : « Ce Nazaréen est Satan ! »

Hillel et les siens : « Non. Cet enfant est un Prophète de Dieu. Reste avec nous, Petit. Ma vieillesse transmettra ce qu’elle sait à ton savoir et tu seras Maître du Peuple de Dieu. »

Jésus : « En vérité, je te dis que si beaucoup étaient comme toi, le salut arriverait à Israël. Mais mon heure n’est pas venue. Les voix du Ciel me parlent et, dans la solitude je dois les recevoir jusqu’à ce que mon heure arrive. Alors, avec mes lèvres et mon sang, je m’adresserai à Jérusalem, et mon sort sera celui des Prophètes lapidés et assassinés par elle. Mais, au-dessus de mon être, il y a celle du Seigneur Dieu, auquel je soumets Moi-même pour qu’il fasse de Moi l’escabeau de sa gloire, en attendant que Lui fasse du monde un escabeau pour les pieds du Christ. Attendez-Moi à mon heure. Ces pierres entendront de nouveau ma voix et frémiront à ma dernière parole.

Bienheureux ceux qui, en cette voix, auront écouté Dieu et croiront en Lui par son entremise. À ceux-là le Christ donnera son Royaume dont votre égoïsme rêve qu’il sera tout humain alors qu’il est céleste. Pour l’avènement de ce Royaume, Moi, je dis: « Voici ton serviteur, Seigneur, venu pour faire ta Volonté. Réalise-la entièrement, car je brûle de l’accomplir ». « 

Et ici se termine la vision de Jésus avec son visage enflammé d’ardeur spirituelle, tourné vers le ciel, les bras ouverts, debout au milieu des docteurs stupéfaits.

Samedi 29 janvier 1944

J’aurai ici à vous dire deux choses qui vous intéresseront certainement, et que j’avais décidé d’écrire dès mon réveil. Mais puisqu’il y en a d’autres plus pressantes, j’écrirai plus tard.

Voici ce que je voulais dire au début :

Vous me demandiez aujourd’hui comment j’avais pu savoir les noms de Hillel et Gamaliel et celui de Sciammaï. C’est la voix que j’appelle « seconde voix » c’est elle qui me dit ces choses. C’est une voix encore moins sensible que celle de mon Jésus et des autres qui me dictent. Celles-là ce sont des voix, je vous l’ai déjà dit et je vous le répète, que mon entendement spirituel les perçoit comme si c’était des voix humaines. Je les perçois suaves ou indignées, riantes ou tristes, exactement comme quelqu’un qui me parlerait tout près. Tandis que cette « seconde voix » au contraire c’est comme une lumière, une intuition qui parle en mon esprit. Je dis « en » mon esprit et non pas « à » mon esprit. C’est une indication.

Ainsi comme je m’approchais du groupe des gens qui discutaient, sans savoir quel était cet illustre personnage qui, à côté d’un vieillard parlait avec tant de chaleur, « cette voix » intérieure me dit : « Gamaliel – Hillel » Oui, d’abord Gamaliel et ensuite Hillel, je n’ai aucun doute. Pendant que je me demandais qui étaient ceux-ci, ce moniteur intérieur m’indiqua le 3ème individu antipathique tout juste au moment où Gamaliel l’appelait par son nom. C’est ainsi que j’ai pu savoir qui était celui-là qui avait l’aspect d’un pharisien. Aujourd’hui, ce moniteur intérieur me fait comprendre que je voyais l’univers après sa mort. Il en est ainsi très souvent dans les visions. C’est lui qui me fait comprendre certains détails que par moi-même je ne saisirais pas, et qu’il est nécessaire de comprendre. Je ne sais si je me suis bien expliquée. Mais je laisse cela de côté parce que Jésus commence à me parler.

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Douleur de Marie à la disparition de Jésus

Douleur de Marie à la disparition de Jésus

Catéchèse du mardi 22 février 1944 (veille du mercredi des cendres)

Jésus dit :

« Petit Jean, prends patience. Il s’agit d’autre chose. Et traitons cette autre chose pour faire plaisir à ton Directeur, et compléter l’ouvrage. Je veux que ce travail soit remis demain, mercredi des Cendres. Je veux que tu aies fini ce travail fatigant parce que… je veux te faire souffrir avec Moi.

Revenons en arrière, très en arrière. Revenons au Temple où, à l’âge de 12 ans, je suis en train de discuter. Revenons même sur les chemins qui mènent a Jérusalem et de Jérusalem au Temple.

Tu vois la douleur de Marie lorsque se réunirent les groupes d’hommes et de femmes. Elle voit que je ne suis pas avec Joseph. Elle ne s’emporte pas en durs reproches envers son époux. Toutes les femmes l’auraient fait. Elles l’auraient fait pour beaucoup moins, oubliant que l’homme est toujours le chef dans la famille.

Mais la douleur qui se manifeste sur le visage de Marie transperce le cœur de Joseph plus qu’aucun reproche. Elle ne s’abandonne pas. Marie, à des scènes dramatiques. Pour beaucoup moins, d’autres femmes l’eussent fait pour qu’on les remarque et pour s’attirer de la pitié. Mais sa douleur contenue est si évidente avec le tremblement qui la saisit, la pâleur de son visage, ses yeux si grands ouverts qu’elle émeut plus qu’une scène de pleurs et de cris.

Elle ne sent plus la fatigue ni la faim. Pourtant, l’étape avait été longue et depuis si longtemps elle n’avait rien pris ! Mais elle laisse tout. Et la couchette que l’on préparait et la nourriture qui va être distribuée. Elle revient sur ses pas. C’est le soir et la nuit descend. Peu importe. Chaque pas la ramène vers Jérusalem. Elle arrête les caravanes, les pèlerins, elle les interroge. Joseph la suit et l’aide. Une journée de marche à rebours, et puis l’angoissante recherche à travers la Cité.

Où, où peut être son Jésus ? Et Dieu permet qu’elle ne sache pas, pendant de si longues heures, où me chercher. Chercher un enfant au Temple n’avait pas de sens. Que pouvait bien faire un enfant au Temple ? Tout au plus s’il était perdu à travers la ville et s’était ramené là, à l’intérieur, porté par ses petits pas, sa voix plaintive aurait appelé la maman et attiré l’attention des adultes, des prêtres, qui auraient pensé à rechercher les parents avec des écriteaux mis aux portes. Mais pas d’écriteaux. Personne en ville ne savait rien de cet enfant. Beau ? Blond ? Robuste ? Mais il y en a tant dont on peut le dire ! C’était trop peu pour pouvoir affirmer : « Je l’ai vu, il était ici ou là » !

Puis, après trois jours, symbole des trois jours de sa future angoisse, voilà que Marie à bout de forces pénètre dans le Temple, parcourt les cours et les vestibules. Rien. Elle court, elle court la pauvre Maman, là où elle entend une voix enfantine. Et même les agneaux avec leurs bêlements lui semblent la voix de la créature qu’elle cherche. Mais Jésus ne pleure pas. Il enseigne. Voilà que Marie entend, au-delà d’un groupe de personnes, la chère voix qui dit : « Ces pierres frémiront… ». Elle tâche de se frayer un chemin à travers la foule et elle y réussit finalement. Le voilà, le Fils, les bras ouverts, tout droit au milieu des docteurs.

Marie est la Vierge prudente, mais, cette fois, le chagrin la fait sortir de sa réserve. C’est une digue qui abat tout obstacle. Elle court vers son Fils, l’embrasse en le soulevant de son siège et en le posant à terre. Elle s’écrie : « Oh ! pourquoi nous as-tu fait cela ? Depuis trois jours nous marchons à ta recherche. Ta Maman se meurt de chagrin, Fils. Ton père est épuisé de fatigue. Pourquoi, Jésus ? ».

On ne demande pas de « pourquoi » à Celui qui sait. Le « pourquoi » de sa façon d’agir. A ceux qui sont appelés on ne demande pas « pourquoi » ils laissent tout pour suivre la voix de Dieu. J’étais la Sagesse et je savais. J’étais « appelé » à une mission et je la remplissais. Au-dessus du père et de la mère de la terre, il y a Dieu, le Père Divin. Ses intérêts dépassent les nôtres, ses affections passent avant toutes les autres. Je le dis à ma Mère. Je termine l’enseignement aux docteurs par l’enseignement à Marie, Reine des docteurs. Et elle ne l’a jamais plus oublié. Un rayon de soleil lui est revenu au cœur, tandis qu’elle me tient par la main, humble et obéissant, mais mes paroles lui sont restées au cœur.

Beaucoup de jours ensoleillés ou nuageux passeront sous le ciel, pendant ces vingt et une années où je serai encore sur la terre. Beaucoup de joies et beaucoup de peines et de pleurs passeront, les uns après les autres, en son cœur pendant les vingt et une autres années qui suivront, mais elle ne demandera plus : « Pourquoi, mon Fils, nous as-tu fait cela ? « 

Apprenez cette leçon, vous, hommes arrogants.

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Présentation de Jésus au Temple

Je vois partir d’une petite maison très modeste un couple de personnes. D’un petit escalier extérieur descend une très jeune mère avec, entre ses bras, un bébé dans un lange blanc.

Je reconnais, c’est notre Maman. C’est toujours elle, pâle et blonde, agile et si gentille en toutes ses démarches. Elle est vêtue de blanc, avec un manteau d’azur pâle qui l’enveloppe. Sur la tête un voile blanc. Elle porte son Bébé avec tant de précautions. Au pied du petit escalier, Joseph l’attend auprès d’un âne gris. Joseph est habillé de marron clair, aussi bien pour l’habit que pour le manteau. Il regarde Marie et lui sourit. Quand Marie arrive près de l’âne, Joseph se passe la bride sur le bras gauche, et prend pour un moment le Bébé qui dort tranquille pour permettre à Marie de mieux s’installer sur la selle. Puis, il lui rend Jésus et ils se mettent en marche.

Joseph marche à côté de Marie en tenant toujours la monture par la bride et en veillant qu’elle marche droit et sans trébucher. Marie tient Jésus sur son sein et, par crainte que le froid ne puisse Lui nuire, elle étend sur Lui un pli de son manteau. Ils parlent très peu, les deux époux, mais ils se sourient souvent.

La route qui n’est pas un modèle du genre se déroule à travers une campagne que la saison a dépouillée. Quelque autre voyageur se rencontre avec les deux ou les croise, mais c’est rare.

Puis voici des maisons qui se découvrent et des murs qui enserrent une ville. Les deux époux entrent par une porte, puis commence le parcours sur le pavé très disjoint de la ville. La marche devient beaucoup plus difficile, soit à cause du trafic qui fait arrêter l’âne à tout moment, soit parce que sur les pierres et les crevasses qui les interrompent il a de continuelles secousses qui dérangent Marie et l’Enfant.

La route n’est pas plane : elle monte bien que légèrement. Elle est étroite entre les hautes maisons aux entrées aussi étroites et basses et aux rares fenêtres sur la rue. En haut, le ciel se montre avec tant de morceaux d’azur de maison à maison ou de terrasse à terrasse. En bas sur la rue, il y a des gens qui crient et croisent, d’autres personnes à pied ou à âne, ou conduisant des ânes chargés et d’autres, en arrière d’une encombrante caravane de chameaux. À un certain endroit passe avec beaucoup de bruits de sabots et d’armes une patrouille de légionnaires romains qui disparaissent derrière une arcade qui enjambe une rue très étroite et pierreuse.

Joseph tourne à gauche et prend une rue plus large et plus belle. J’aperçois l’enceinte crénelée que je connais déjà tout au fond de la rue.

Marie descend de l’âne près de la porte où se trouve une sorte d’abri pour les ânes. Je dis « abri » parce que c’est une espèce de hangar ou mieux d’abri couvert jonché de paille avec des piquets munis d’anneaux pour attacher les quadrupèdes. Joseph donne quelque argent à un garçon qui est accouru, pour acheter un peu de foin et il tire un seau d’eau à un puits rudimentaire situé dans un coin, pour la donner à l’âne.

Puis, il rejoint Marie et ils entrent tous deux dans l’enceinte du Temple.

Ils se dirigent d’abord vers un portique où se trouvent ces gens que Jésus fustigea plus tard vigoureusement : les marchands de tourterelles et d’agneaux et les changeurs. Joseph achète deux blanches colombes. Il ne change pas d’argent. On se rend compte qu’il a déjà ce qu’il faut.

Joseph et Marie se dirigent vers une porte latérale où on accède par huit marches, comme on dirait qu’ont toutes les portes, en sorte que le cube du Temple est surélevé au-dessus du sol environnant. Cette porte a un grand hall comme les portes cochères de nos maisons en ville, pour en donner une idée, mais plus vaste et plus décoré. La il y a à droite et à gauche deux sortes d’autels c’est-à-dire deux constructions rectangulaires dont au début je ne vois pas bien a quoi elles servent. On dirait des bassins peu profonds car l’intérieur est plus bas que le bord extérieur surélevé de quelques centimètres.

Je ne sais si c’est Joseph qui a appelé : voila qu’accourt un prêtre. Marie offre les deux pauvres colombes et moi qui comprends leur sort, je détourne mon regard. J’observe les ornements du très lourd portail, du plafond, du hall. Il me semble pourtant voir, du coin de l’œil, que le prêtre asperge Marie avec de l’eau, Ce doit être de l’eau, car je ne vois pas de tache sur son habit. Puis, Marie, qui, en même temps que les colombes, avait donné au prêtre une petite poignée de monnaie (j’avais oublié de le dire), entre avec Joseph dans le Temple proprement dit, accompagnée par le prêtre.

Je regarde de tous côtés. C’est un endroit très orné. Sculptures à têtes d’anges avec rameaux et ornements courent le long des colonnes, sur les murs et le plafond. Le jour pénètre par de longues et drôles fenêtres, étroites, sans vitres naturellement et disposées obliquement sur le mur. Je suppose que c’est pour empêcher d’entrer les averses.

Marie s’introduit jusqu’à un certain endroit, puis s’arrête. À quelques mètres d’elle il y a d’autres marches et au-dessus une autre espèce d’autel au-delà duquel il y a une autre construction.

Je m’aperçois que je croyais être dans le Temple et au contraire j’étais au dedans des bâtiments qui entourent le Temple proprement dit, c’est-à-dire le Saint, et au-delà duquel il semble que personne, en dehors des prêtres, ne puisse entrer. Ce que je croyais être le Temple n’est donc qu’un vestibule fermé qui, de trois côtés, entoure le Temple où est renfermé le Tabernacle. Je ne sais si je me suis très bien expliquée, mais je ne suis pas architecte ou ingénieur.

Marie offre le Bébé, qui s’est éveillé et tourne ses petits yeux innocents tout autour, vers le prêtre, avec le regard étonné des enfants de quelques jours. Ce dernier le prend sur ses bras et le soulève à bras tendus, le visage vers le Temple en se tenant contre une sorte d’autel qui est au-dessus des marches. La cérémonie est achevée. Le Bébé est rendu à sa Mère et le prêtre s’en va.

Il y a des gens, des curieux qui regardent. Parmi eux se dégage un petit vieux, courbé qui marche péniblement en s’appuyant sur une canne, Il doit être très vieux, je dirais plus qu’octogénaire. Il s’approche de Marie et lui demande de lui donner pour un instant le Bébé. Marie le satisfait en souriant.

C’est Siméon, j’avais toujours cru qu’il appartenait à la caste sacerdotale et au contraire, c’est un simple fidèle, à en juger du moins par son vêtement. Il prend l’Enfant, l’embrasse. Jésus lui sourit avec la physionomie incertaine des nourrissons. Il semble qu’il l’observe curieusement, parce que le petit vieux pleure et rit à la fois et les larmes font sur sa figure des dessins emperlés en s’insinuant entre les rides et retombant sur la barbe longue et blanche vers laquelle Jésus tend les mains : C’est Jésus, mais c’est toujours un petit bébé et, ce qui remue devant lui, attire son attention et lui donne des velléités de se saisir de la chose pour mieux voir ce que c’est. Marie et Joseph sourient, et aussi les personnes présentes qui louent la beauté du Bébé.

J’entends les paroles du saint vieillard et je vois le regard étonné de Joseph, l’émotion de Marie, les réactions du petit groupe des personnes présentes, les unes étonnées et émues aux paroles du vieillard, les autres prises d’un fou rire. Parmi ces derniers se trouvent des hommes barbus et de hautains membres du Sanhédrin qui hochent la tête. Ils regardent Siméon avec une ironique pitié.

Ils doivent penser que son grand âge lui a fait perdre la tête.

Le sourire de Marie s’éteint en une plus vive pâleur, lorsque Siméon lui annonce la douleur. Bien qu’elle sache, cette parole lui transperce l’âme. Marie s’approche davantage de Joseph pour trouver du réconfort; elle serre passionnément son Enfant sur son sein et, comme une âme altérée, et boit les paroles d’Anne qui, étant femme, a pitié de la souffrance de Marie et lui promet que l’Éternel adoucira l’heure de sa douleur en lui communiquant une force surnaturelle : « Femme, Celui qui a donné le Sauveur à son peuple ne manquera pas de te donner son ange pour soulager tes pleurs. L’aide du Seigneur n’a pas manqué aux grandes femmes d’Israël et tu es bien plus que Judith et que Yaël. Notre Dieu te donnera un cœur d’or très pur pour résister à la mer de douleur par quoi tu seras la plus grande Femme de la création, la Mère. Et toi, Petit, souviens-toi de moi à l’heure de ta mission. »

Ici s’arrête pour moi la vision.

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L’adoration des mages – C’est « l’Évangile de la foi »

Mon conseiller intérieur me dit :

«Ces contemplations que tu vas recevoir et que je vais te présenter, appelle-les “ les Évangiles de la foi ” car, pour toi comme pour les autres, ils viendront mettre en lumière la puissance de la foi et de ses fruits, et vous confirmer dans votre foi en Dieu.»

Je vois la petite ville de Bethléem, toute blanche et rassemblée comme une couvée de poussins sous la lumière des é toiles. Deux rues principales s’y coupent à angle droit, l’une venant de l’extérieur du bourg – c’est la grand-route qui continue plus loin, – l’autre qui le traverse d’un bout à l’autre, mais pas au-delà. D’autres ruelles sillonnent cette bourgade, sans la moindre trace d’un plan d’urbanisme tel que nous le concevons ; elles s’adaptent plutôt aux différences de niveaux du sol et aux maisons édifiées çà et là, au gré des accidents du sol et des caprices des constructeurs. Tournées parfois vers la droite, parfois vers la gauche, ou encore de biais par rapport à la rue qui les borde, ces maisons l’obligent à ressembler à un ruban sinueux au lieu d’être rectiligne entre un point et un autre.

De temps en temps, on rencontre une petite place, soit pour un marché, soit pour une fontaine, ou encore – parce que les bâtiments sont construits au petit bonheur –, un espace libre sur lequel on ne peut rien construire.

À l’endroit où, à ce qu’il me semble, je dois m’arrêter plus particulièrement, se trouve précisément l’une de ces places irrégulières. Elle devrait être carrée ou du moins rectangulaire. Elle se présente au contraire sous la forme d’un trapèze si bizarre qu’on dirait un triangle coupé au sommet. Du côté le plus long – la base du triangle – se dresse un bâtiment large et bas. C’est le plus important du village. Du dehors, c’est une muraille lisse et nue sur laquelle s’ouvrent deux portes cochères actuellement bien fermées. À l’intérieur en revanche, de nombreuses fenêtres au premier étage donnent sur la cour carrée, tandis que, au-dessous, des portiques entourent des cours jonchées de paille et de détritus, avec des vasques pour abreuver les chevaux et les autres animaux. Les colonnes rustiques des portiques portent des anneaux pour attacher les bêtes et, sur un côté, se trouve un vaste hangar pour abriter troupeaux et montures. Je comprends qu’il s’agit de l’auberge de Bethléem.

Sur deux autres côtés de même longueur se trouvent des maisons et des maisonnettes, les unes précédées d’un petit jardin et d’autres pas, car certaines ont la façade tournée vers la place, et d’autres, vers l’arrière. Sur le côté plus étroit, face au caravansérail, se dresse une unique maisonnette avec, au milieu de la façade, un escalier extérieur qui donne accès aux chambres de l’étage habité. Comme c’est la nuit, elles sont toutes fermées et, vu l’heure, les rues sont désertes.

Je vois s’intensifier la clarté de la nuit qui descend d’un ciel semé d’étoiles, toujours si belles dans le ciel d’Orient, si vives et grandes qu’elles en paraissent toutes proches ; on a l’impression qu’on pourrait aisément les atteindre, les toucher du doigt, ces fleurs qui brillent sur le velours du firmament… Je lève les yeux pour comprendre quelle est la source de cette intensité de lumière. Une étoile d’une taille insolite qui la fait ressembler à une petite lune s’avance dans le ciel de Bethléem. Par là même, les autres paraissent s’éclipser et lui céder le passage comme des servantes sur le parcours d’une reine, tant son éclat les surpasse et les fait disparaître.

Son noyau ressemble à un énorme saphir, éclairé de l’intérieur par un soleil ; il en sort une traînée lumineuse où prédomine un bleu céleste, mais où se fondent les blonds des topazes, les verts des émeraudes, l’éclat irisé des opales, les clartés sanguines des rubis et le doux scintillement des améthystes. On retrouve toutes les pierres précieuses de la terre dans cette traînée qui balaye le ciel d’un mouvement rapide et ondulant comme si elle était vivante. Mais la couleur prédominante qui semble pleuvoir du globe de l’étoile, c’est la teinte paradisiaque de saphir clair qui vient colorer d’un bleu argenté les maisons, les rues et le sol de Bethléem, ce berceau du Sauveur. Elle n’a plus rien de la pauvre bourgade qui, pour nous, est plus petite qu’un village rural. C’est une cité fantastique de conte de fées où tout est d’argent. Même l’eau des fontaines et des vasques ressemble à du diamant liquide.

C’est en rayonnant avec encore plus d’éclat que l’étoile s’arrête sur la petite maison qui se trouve du côté le plus étroit de la place. Ni ses occupants ni les villageois ne la voient, parce qu’ils dorment dans leurs maisons bien closes. Cependant, les palpitations lumineuses de l’astre s’accélèrent, son sillage ondule et tourbillonne plus fort en traçant presque des demi-cercles dans le ciel, qui s’illumine tout entier sous l’effet de cette poussière d’étoiles qu’elle entraîne, ce filet de pierres précieuses qui resplendissent de mille couleurs sur les autres étoiles, comme pour leur communiquer un message de joie.

La maison tout entière est baignée de ce feu liquide de joyaux. Le toit de la petite terrasse, l’escalier de pierre grise, la petite porte, tout ne forme qu’un bloc d’argent pur saupoudré d’une poussière de diamants et de perles. Aucun palais royal sur terre n’a jamais eu et n’aura jamais d’escalier pareil à celui-ci, fait pour recevoir le passage des anges et pour servir à la Mère, qui est Mère de Dieu. Ses petits pieds de Vierge immaculée peuvent se poser sur cette éclatante blancheur, ses petits pieds destinés à se poser sur les marches du trône de Dieu. Mais la Vierge ignore tout. Elle veille à côté du berceau de son Fils et prie. Son âme recèle des splendeurs qui surpassent celles dont l’étoile embellit toutes choses.

Un cortège s’avance dans la rue principale : chevaux harnachés et d’autres guidés à la main, dromadaires et chameaux, les uns montés, les autres chargés de bagages. Le bruit des sabots ressemble à de l’eau qui clapote en heurtant les pierres d’un torrent.

Parvenus sur la place, tous s’arrêtent. Sous le rayonnement de l’étoile, ce cortège est d’une splendeur fantastique : les ornements des riches montures, les vêtements des cavaliers, les visages, les bagages, tout resplendit en ravivant et en unissant au scintillement de l’étoile l’éclat du métal, du cuir, de la soie, des fourrures et des joyaux. Les yeux rayonnent, les bouches rient, car une autre splendeur s’est allumée dans les cœurs, celle d’une joie surnaturelle.

Pendant que les serviteurs se dirigent vers le caravansérail avec les animaux, trois personnages de la caravane descendent de leur monture respective, qu’un serviteur emmène aussitôt, et marchent vers la maison.
Ils se prosternent, face contre terre, et baisent le sol. Ce sont trois personnages puissants, leurs riches vêtements le prouvent. À peine descendu de son chameau, l’un d’eux, à la peau très foncée, se drape dans un superbe vêtement de soie blanche. Son front est ceint d’un cercle d’or et de sa ceinture pend un poignard ou une épée dont la garde s’orne de pierres précieuses. Les deux autres sont descendus de leurs magnifiques chevaux. L’un d’eux est revêtu d’une tunique rayée, très belle, où domine le jaune. Cet habit est comme un long domino garni d’une capuche et d’un cordon qui semblent faits tout d’une pièce en filigrane d’or tant ils sont ornés de brocart. Quant au troisième, il porte une chemise de soie bouffante qui sort d’un long et large pantalon serré aux pieds. Il s’est enveloppé dans un châle très fin, véritable jardin fleuri tant sont vives les fleurs qui le décorent entièrement. Sur la tête, il porte un turban retenu par une chaînette faite entièrement de chatons de diamants.

Ayant vénéré la maison où se trouve le Sauveur, ils se relèvent et vont au caravansérail, que les serviteurs, après y avoir frappé, ont fait ouvrir.

Ici s’arrête ma vision.

Elle reprend trois heures plus tard par la scène de l’adoration des mages à Jésus.

Il fait jour, désormais. Un beau soleil brille dans le ciel de l’après-midi.

Un serviteur des mages traverse la place et gravit l’escalier de la petite maison. Il entre, ressort, et retourne à l’auberge.

Les trois sages sortent, suivis chacun de son serviteur. Ils traversent la place. Les rares passants se retournent pour regarder ces personnages majestueux qui marchent lentement, avec solennité. Un bon quart d’heure est passé entre l’entrée du serviteur et celle des Mages, ce qui a permis aux habitants de la petite maison de se préparer à recevoir leurs hôtes.

Ces derniers sont habillés encore plus richement que la veille au soir. Les soieries resplendissent, les pierres précieuses étincellent, un grand panache de plumes de grand prix couvertes d’écailles encore plus précieuses oscille sur la tête de celui qui a un turban.

L’un des serviteurs porte un coffre orné de marqueteries dont les fermetures sont en or buriné ; le deuxième une coupe très travaillée, surmontée d’un couvercle encore mieux ciselé ; le troisième, une espèce d’amphore large et basse, en or elle aussi, bouchée par une fermeture en forme de pyramide garnie d’un brillant au sommet. Ces objets doivent être lourds, car les serviteurs les portent avec effort, surtout celui qui est chargé du coffre.

Les trois visiteurs montent l’escalier et entrent. Ils pénètrent dans une pièce qui va de la rue à l’arrière de la maison. On aperçoit le petit jardin qui se trouve derrière par une fenêtre ouverte au soleil. Des portes s’ouvrent dans les deux autres murs, d’où les propriétaires observent : un homme, une femme, et trois ou quatre enfants entre deux âges.

Marie est assise, l’enfant sur son sein, et Joseph se tient debout auprès d’elle. Mais elle se lève elle aussi et s’incline quand elle voit entrer les trois mages. Elle est entièrement vêtue de blanc. Elle est si belle dans le simple vêtement immaculé qui la recouvre de la base du cou aux pieds, des épaules à ses fins poignets, si belle avec sa tête couronnée de tresses blondes, son visage rosi par l’émotion, ses yeux qui sourient avec douceur, sa bouche qui s’ouvre pour saluer : «Que Dieu soit avec vous !», que les trois hommes en restent un instant interdits. Puis ils s’avancent, se prosternent à ses pieds et la prient de s’asseoir.

Eux non, ils ne s’asseyent pas, bien que Marie les en prie. Ils restent à genoux, appuyés sur leurs talons. Les trois serviteurs se tiennent en retrait, eux aussi à genoux, tout de suite derrière le seuil. Ils ont déposé devant eux les objets qu’ils portaient, et attendent.

Les trois sages contemplent l’Enfant, qui, à ce qu’il me semble, doit avoir de neuf mois à un an, tant il est éveillé et robuste.

Il se tient assis sur le sein de sa Mère, sourit et gazouille avec une voix de petit oiseau.

Comme sa Mère, il est entièrement vêtu de blanc et porte des sandalettes à ses pieds minuscules. Un petit vêtement tout simple : une tunique d’où sortent de beaux petits petons remuants, de petites mains potelées qui voudraient bien tout attraper, et surtout un très joli visage où resplendissent des yeux bleu foncé ; sa bouche fait des fossettes des deux côtés quand il rit, découvrant des dents minuscules. Les boucles de ses cheveux font penser à une poussière d’or tant elles sont brillantes et vaporeuses.

Le plus âgé des sages parle au nom de tous.

Il explique à Marie que, une nuit du dernier mois de décembre, ils ont vu, dans le ciel, apparaître une nouvelle étoile d’un éclat inhabituel. Jamais aucune carte du ciel n’avait mentionné cet astre et nul n’en avait jamais parlé. On ne connaissait pas son nom, parce qu’il n’en avait pas. Née du sein de Dieu, cette étoile s’était épanouie pour apprendre aux hommes une vérité bénie, un secret de Dieu. Mais les hommes ne s’en étaient guère souciés, parce que leur âme était plongée dans la boue. Ils ne levaient pas les yeux vers Dieu et ne savaient pas lire les paroles qu’il trace – qu’il en soit éternellement béni – avec des astres de feu sur la voûte des cieux.

Eux, ils l’avaient vue et s’étaient efforcés d’en comprendre le sens. C’est de bon cœur qu’ils avaient perdu le peu de sommeil qu’ils accordaient à leurs membres et en oubliaient de manger pour se plonger dans l’étude du zodiaque. Or les conjonctions des planètes, le temps, la saison, le calcul des heures passées et des combinaisons astronomiques leur avaient appris le nom et le secret de l’étoile. Son nom était “Messie”, et son secret : “Être le Messie venu au monde.” Ils avaient donc pris la route pour l’adorer, à l’insu les uns des autres. Par monts et par vaux, à travers déserts et fleuves, voyageant de nuit, ils avaient marché en direction de la Palestine, vers où l’étoile les guidait. Pour chacun, de trois points différents de la terre, elle allait dans cette direction. Et puis ils s’étaient rencontrés, de l’autre côté de la mer Morte. C’est là que la volonté de Dieu les avait réunis, et ils avaient continué ensemble, en se comprenant, bien que chacun parle sa propre langue, et en comprenant et pouvant parler la langue du pays traversé, par quelque miracle de l’Éternel.

Ensemble, ils étaient allés à Jérusalem, puisque le Messie devait être le roi de Jérusalem, le roi des Juifs. Mais l’étoile s’était cachée sur le ciel de cette ville ; ils avaient senti leur cœur se briser de douleur et s’étaient examinés pour savoir s’ils avaient démérité de Dieu. Mais, leur conscience les rassurant, ils s’étaient adressés au roi Hérode pour lui demander dans quel palais était né le roi des Juifs qu’ils étaient venus adorer. Ayant convoqué les prêtres et les scribes, le roi leur avait demandé où devait naître le Messie, et ils avaient répondu:

«À Bethléem de Judée.»

Les mages étaient donc venus à Bethléem et l’étoile était réapparue à leurs yeux, une fois quittée la cité sainte. La veille au soir, son éclat s’était accru – le ciel entier était embrasé – puis, unissant la lumière des autres étoiles à son propre rayonnement, elle s’était arrêtée au-dessus de cette maison. Ils avaient compris que c’était là que se trouvait le Nouveau-né divin. Et maintenant ils l’adoraient et lui offraient leurs pauvres cadeaux et, par-dessus tout, leur cœur qui ne cesserait jamais de bénir Dieu de la grâce qu’il leur avait accordée et d’aimer son Nouveau-né, dont ils voyaient la sainte humanité. Ils allaient ensuite en rendre compte au roi Hérode, car lui aussi désirait l’adorer.

«Voici à la fois l’or qu’il convient à un roi de posséder, l’encens comme il convient à Dieu, et voilà, Mère, voilà la myrrhe, puisque ton Nouveau-né n’est pas seulement Dieu mais homme, et connaîtra donc l’amertume de la chair et de la vie humaine ainsi que la loi inévitable de la mort. Notre amour aurait préféré ne pas te dire ces mots et penser que sa chair est éternelle à l’instar de son Esprit. Mais, Femme, si nos cartes ne se trompent pas, et plus encore nos âmes, ton Fils est le Sauveur, le Christ de Dieu qui devra, pour sauver la terre, prendre sur lui le mal du monde dont l’un des châtiments est la mort. Cette résine est destinée à cette heure-là, pour que ses chairs – qui sont saintes – ne connaissent pas la pourriture de la corruption et gardent leur intégrité jusqu’à leur résurrection. Que par nos cadeaux il se souvienne de nous et sauve ses serviteurs en leur donnant son Royaume.

Pour l’instant, et pour être sanctifiés par lui, que sa Mère offre son Enfant à notre amour. Qu’en baisant ses pieds la bénédiction céleste descende sur nous».

Marie, qui a dominé l’effroi provoqué par les paroles du savant et a dissimulé par un sourire la tristesse de l’évocation funèbre, leur offre l’enfant. Elle le pose dans les bras du plus âgé, qui l’embrasse et reçoit des caresses, puis il le passe aux deux autres.

Jésus sourit et joue avec les chaînettes et les franges des trois hommes, et il regarde avec curiosité l’écrin ouvert, rempli d’une matière jaune et luisante. Il rit quand il voit que le soleil forme un arc-en-ciel en tombant sur le couvercle de la myrrhe.

Puis les trois personnages rendent l’Enfant à Marie et se lèvent. Marie en fait de même. Le plus jeune donne un ordre à son serviteur, qui sort, et les uns et les autres s’inclinent. Les mages parlent encore un peu, comme s’ils ne pouvaient se résoudre à quitter cette maison. Des larmes d’émotion brillent dans les yeux. Finalement, ils se dirigent vers la sortie, accompagnés par Marie et Joseph.

L’Enfant a voulu descendre et donner la main au plus âgé des trois, et il marche comme cela, une main dans la main de Marie, l’autre dans celle du sage, qui se penche pour le retenir. Jésus a le pas encore incertain d’un enfant et il rit en frappant du pied le rayon de lumière que le soleil dessine par terre.

Parvenus sur le seuil – il ne faut pas oublier que cette pièce prenait toute la longueur de la maison – les trois visiteurs prennent congé en s’agenouillant encore une fois pour baiser les pieds de Jésus. Marie, penchée sur son Fils, prend sa petite main et, en la guidant, lui fait faire un geste de bénédiction sur la tête de chacun des mages. C’est déjà un signe de croix que tracent les petits doigts de Jésus guidés par Marie.

Après cela, les trois mages descendent l’escalier. La caravane est déjà prête, elle les attend. Le harnachement des chevaux brille sous le soleil couchant. Les gens se sont rassemblés sur la petite place pour observer ce spectacle insolite.

Jésus bat des mains en riant. Sa Mère l’a soulevé et appuyé contre un large parapet qui borde le palier. Elle le maintient par un bras sur sa poitrine pour l’empêcher de tomber. Joseph est descendu avec les trois personnages et tient l’étrier à chacun pendant qu’ils montent à cheval ou à chameau.

Désormais, maîtres et serviteurs sont tous en selle. L’ordre de marche est donné. Les trois hommes se penchent jusque sur le cou de leur monture en un dernier salut. Joseph s’incline, Marie en fait de même et guide de nouveau la main de Jésus en un geste d’adieu et de bénédiction.

Source Jésus dit :

«Et maintenant ? Que vous dire, ô âmes qui sentez mourir votre foi ?

Rien ne pouvait apporter à ces sages d’Orient la certitude de la vérité. Rien de surnaturel. Ils n’avaient que leurs calculs d’astronomie et leur réflexion qu’une vie intègre rendait parfaite. Et pourtant ils ont eu foi, foi en tout : dans la science, dans leur conscience, dans la bonté de Dieu.

Par la science, ils ont cru au signe de la nouvelle étoile qui ne pouvait être que “celle” que l’humanité attendait depuis des siècles : le Messie. Par ailleurs, ils ont eu foi en la voix de leur conscience qui recevait des “voix” célestes et leur disait : “C’est l’étoile qui indique l’avènement du Messie.” Grâce à leur bonté, ils ont cru avec foi que Dieu ne les tromperait pas et que, puisque leur intention était droite, il allait les aider de mille façons à atteindre leur but.

Et ils y sont parvenus. Parmi tant de personnes qui étudient les signes, eux seuls ont compris ce signe-là, car eux seuls avaient au fond du cœur le désir de connaître les paroles de Dieu avec une intention droite, dont le but principal était de rendre aussitôt à Dieu honneur et louange.

Ils ne recherchaient pas quelque intérêt personnel. Au contraire, ils vont au-devant de fatigues et de dépenses, sans demander la moindre compensation humaine. Ils demandent seulement à Dieu de se souvenir d’eux et de les sauver pour l’éternité.

De même qu’ils ne pensaient à aucune compensation humaine future, ils n’ont aucune préoccupation humaine lorsqu’ils entreprennent ce voyage. Vous, vous auriez coupé les cheveux en quatre de mille manières :

“Comment vais-je pouvoir faire un tel voyage dans des pays et parmi des peuples d’une autre langue ? Va-t-on me croire ou m’emprisonner comme espion ? Quelle aide m’apportera-t-on pour traverser déserts, montagnes et fleuves ? Et la chaleur ? Les vents des hauts plateaux ? Les fièvres qui règnent dans les régions marécageuses ?

Les fleuves gonflés par les pluies ? Les différences de nourriture, de langues ? ” Et ainsi de suite.

C’est comme cela que, vous, vous raisonnez. Mais pas eux. Eux, ils disent avec une sincère, une sainte audace : “Toi, mon Dieu, tu lis dans les cœurs et tu vois quel est notre but. Nous nous remettons entre tes mains. Accorde-nous la joie surnaturelle d’adorer ta deuxième Personne faite chair pour le salut du monde.”

Cela suffit. Ils se mettent en route à partir des Indes lointaines, des chaînes de montagnes de Mongolie sur lesquelles planent seulement les aigles et les vautours, où Dieu parle par le tumulte des vents et des torrents, où il écrit de mystérieuses paroles sur les pages illimitées des névés, des terres où le Nil naît puis coule, tel une veine bleu vert, à la rencontre du cœur de la Méditerranée couleur d’azur. Ni pics, ni forêts, ni sables, ni océans desséchés plus dangereux que les mers, rien n’arrête leur marche. L’étoile brille sur leurs nuits, elle les empêche de dormir. Quand on cherche Dieu, les habitudes animales doivent céder le pas aux impatiences et aux nécessités surnaturelles.

L’étoile les amène du nord, de l’orient et du midi et, par un miracle de Dieu, elle s’avance pour tous trois vers un même point comme, par un autre miracle, elle les réunit après un tel parcours à cet endroit. Un troisième miracle leur donne, anticipation de la sagesse de la Pentecôte, le don de se comprendre et de se faire comprendre comme au Paradis, où l’on ne parle qu’une seule et même langue, celle de Dieu.

Un seul moment d’effroi les assaille lorsque l’étoile disparaît.

Dans leur humilité – parce qu’ils sont réellement grands –, ils n’imaginent pas que cela puisse être dû à la méchanceté d’autrui et que les hommes corrompus de Jérusalem ne méritent pas de voir l’étoile de Dieu. Ils pensent avoir eux-mêmes démérité de Dieu et font leur examen de conscience, tremblants, contrits et déjà prêts à demander pardon.

Mais leur conscience les rassure. Les âmes habituées à la méditation ont une conscience extrêmement sensible, affinée par une attention constante, par une introspection aiguë qui a fait de leur vie intérieure un miroir sur lequel se reflètent les moindres traces des événements quotidiens.

Ils s’en sont fait une maîtresse, une voix qui les avertit et se fait entendre, je ne dis pas à la moindre erreur, mais à un simple regard vers l’erreur, vers l’humain, vers la complaisance pour leur moi. Par conséquent, quand ils se remettent en face de cette maîtresse, de ce miroir sévère et limpide, ils savent qu’elle ne mentira pas. Or, à cet instant, elle les rassure et ils reprennent courage.

“Ah, qu’il est doux de sentir que rien en nous ne s’oppose à Dieu ! Qu’il regarde avec bienveillance l’âme de son enfant fidèle et la bénit… Ce sentiment provoque un accroissement de la foi et de la confiance, de l’espérance, de la force et de la patience. Certes, en ce moment c’est la tempête. Mais elle passera, puisque Dieu m’aime et sait que je l’aime, et jamais son aide ne me fera défaut.” Ainsi parlent ceux qui ont en eux la paix que donne une conscience droite qui dirige souverainement chacun de leurs actes.

J’ai dit qu’ils étaient “humbles parce qu’ils étaient réellement grands”. Dans votre vie, que se passe-t-il au contraire ? Un individu n’est jamais humble, du fait qu’il est grand, mais parce qu’il est vaniteux et tire sa puissance de son influence et de votre sotte idolâtrie. Il y a des malheureux qui, pour la simple raison qu’ils sont majordomes d’un puissant, huissiers d’un bureau, fonctionnaires dans une administration, bref au service de celui qui leur a procuré cette place, prennent des poses de demi-dieux. Comme ils font pitié !…

Mais eux, les trois, parce qu’ils étaient sages, étaient réellement grands. D’abord par leurs vertus surnaturelles, ensuite par leur science, enfin par leur richesse. Mais ils se considèrent comme moins que rien : poussière sur la poussière de la terre par rapport au Dieu Très-Haut qui crée les mondes par un sourire et les sème comme des grains de blé pour rassasier les yeux des anges par des colliers d’étoiles.

Ils se considèrent comme moins que rien par rapport au Dieu très-haut qui a créé la planète sur laquelle ils vivent et lui a donné une extraordinaire variété. En Sculpteur infini d’œuvres sans limites, il y a disposé d’un coup de pouce, ici un chapelet de douces collines, là une ossature de dômes et de sommets en guise de vertèbres de la terre, de ce corps démesuré qui a pour veines les rivières, pour bassins les lacs, pour cœur les océans, pour vêtements les forêts, pour voiles les nuages, pour ornements les glaciers de cristal, pour bijoux les turquoises et les émeraudes, les opales et les béryls de toutes les eaux qui, avec les bois et les vents, chantent un grand chœur de louanges à leur Seigneur.

Mais malgré leur sagesse, ils se sentent moins que rien face au Dieu très-haut dont cette sagesse provient et qui leur a donné un regard plus pénétrant que celui de leurs yeux pour voir les réalités : c’est le regard de l’âme qui sait reconnaître en toute chose des paroles qu’aucune main humaine n’a écrites, mais qui ont été gravées par la pensée de Dieu.

Malgré leurs richesses, ils se sentent moins que rien, un atome en comparaison de la richesse du Maître de l’univers, qui sème métaux et pierres précieuses sur les astres et les planètes, ainsi que des richesses en profusion inépuisable dans le cœur de ceux qui l’aiment.

Arrivés devant une pauvre maison dans la plus insignifiante des villes de Juda, ils ne hochent pas la tête en disant : “C’est impossible !” : ils s’inclinent, s’agenouillent, s’humilient de tout leur cœur et adorent.

Dieu est là, derrière ce misérable mur, ce Dieu qu’ils ont toujours invoqué sans jamais oser – même de très loin – espérer pouvoir le voir ; mais ils l’invoquent pour le bien de l’humanité tout entière, et pour “leur” propre bien éternel. Ah, ils n’espéraient que cela : pouvoir le voir, le connaître, le posséder dans la vie qui ne connaît plus ni aubes ni crépuscules !

Il est là, derrière ce pauvre mur. Qui sait si son cœur d’enfant, qui est toujours le cœur de Dieu, n’entend pas le cœur de ces trois hommes qui, prosternés dans la poussière de la rue, s’écrient : “Saint, Saint, Saint ! Béni soit le Seigneur notre Dieu. Gloire, gloire, gloire et bénédiction” ? Ils se le demandent avec un cœur tremblant d’amour.

Pendant la nuit et le matin suivant, c’est par la plus vive des prières qu’ils préparent leur âme à communier à l’Enfant-Dieu. Ils ne vont pas vers cet autel qu’est le sein virginal portant l’Hostie divine comme vous y allez, vous, l’esprit habité de préoccupations matérielles. Ils oublient sommeil et nourriture et, s’ils portent leurs plus beaux atours, ce n’est pas par vanité humaine, mais pour faire honneur au Roi des rois. Les dignitaires entrent à la cour des souverains avec leurs plus beaux vêtements.

Les mages ne devraient-ils donc pas s’avancer vers ce Roi en habits de fête ? Et quelle fête, pour eux, pourrait être plus grande que celle-ci ?

Dans leurs contrées lointaines, ils ont dû maintes et maintes fois se parer pour des hommes qui étaient leurs égaux, pour les fêter et leur faire honneur. Il est donc juste de prosterner aux pieds du Roi suprême pourpre et joyaux, soies et plumes précieuses, de déposer à ses pieds, à ses doux petits pieds, les fibres de la terre, les parfums de la terre, les métaux de la terre, les pierres précieuses de la terre – tout cela est son œuvre – pour qu’elles aussi, ces richesses de la terre, adorent leur Créateur. Et ils seraient heureux si ce petit Bébé leur ordonnait de s’allonger sur le sol pour offrir un tapis vivant à ses premiers pas d’enfant et leur marchait sur le corps, lui qui a quitté les étoiles pour eux, qui ne sont que poussière, poussière, poussière.

Ils sont humbles, généreux, obéissants aux “voix” du Très-Haut qui leur enjoignent d’apporter des cadeaux au Roi nouveau-né. C’est ce qu’ils font. Ils ne disent pas : “Il est riche et n’a besoin de rien, il est Dieu et ne connaîtra pas la mort.” Ils obéissent. Ils subviennent sans affectation à la pauvreté du Sauveur. Qu’il sera utile, cet or, pour ceux qui demain seront des fugitifs ! Quel sens revêt donc cette myrrhe pour celui qui sera bientôt mis à mort ! Quelle piété dans cet encens pour celui qui devra respirer la puanteur de la luxure des hommes qui s’exhale autour de son infinie pureté !

Ils sont humbles, généreux, obéissants et respectueux les uns des autres. Les vertus engendrent toujours d’autres vertus. Après les vertus qui s’adressent à Dieu, voici celles qui s’adressent aux autres. Le respect, qui devient charité. Il appartient au plus âgé de parler au nom de tous, de recevoir en premier le baiser du Sauveur et de le conduire par la main. Les autres pourront encore le voir, mais pas lui : il est âgé, et le jour de son retour à Dieu s’approche. Il le verra, le Christ, après sa mort cruelle, et il le suivra dans le sillage des sauvés pour retourner au ciel. Mais il ne le verra plus sur cette terre. Alors, il lui restera pour viatique la tiédeur de la petite main qui s’est confiée à la main ridée.

Il n’y a aucune envie chez les autres, mais un respect plus grand pour le vieux sage. Il a certainement plus de mérites qu’eux, et depuis plus longtemps. L’Enfant-Dieu le sait.

Si celui qui est la Parole du Père ne sait pas encore parler, son geste est parole. Bénie soit son innocente parole qui désigne celui-là comme son préféré !

Mais, mes enfants, il y a deux autres enseignements à tirer de cette vision.

C’est d’abord l’attitude de Joseph qui sait rester à “sa” place. Il est présent en tant que gardien et protecteur de la Pureté et de la Sainteté, mais il n’en usurpe pas les droits. C’est Marie qui, avec son Jésus, reçoit les hommages et à qui les mages s’a dressent. Joseph s’en réjouit pour elle et ne s’afflige pas d’être une figure secondaire. Joseph est un juste, il est le Juste. Et il est toujours juste, même à ce moment-là. Les vapeurs de la fête ne lui montent pas à la tête. Il reste humble et juste.

Il se réjouit des cadeaux. Non pas pour lui-même, mais parce qu’il pense qu’ils lui serviront à rendre plus agréable la vie de son épouse et de son doux enfant. Il n’y a aucune cupidité en Joseph. C’est un travailleur et il continuera à travailler. Mais il se réjouit qu’eux, ses deux amours, connaissent un peu d’aisance et de confort. Ni les mages ni lui ne savent que ces dons serviront à une fuite et à une vie d’exil au cours desquelles ces richesses s’évaporeront comme des nuages chassés par le vent, puis au retour dans leur patrie. Ils auront alors tout perdu, clients et meubles. Il ne leur restera que les murs de leur maison, protégée par Dieu parce que c’est là qu’il s’est uni à la Vierge et s’est fait chair.

Joseph est humble, lui, le gardien de Dieu et de la Mère de Dieu et Épouse du Très-Haut, jusqu’à présenter l’étrier à ces vassaux de Dieu.

C’est un pauvre charpentier, car la violence des hommes a dépouillé les héritiers de David de leurs possessions royales. Mais il est toujours de race royale et a les manières d’un roi. C’est aussi de lui qu’il a été dit : “Il était humble parce qu’il était réellement grand.”

Dernier enseignement, doux et expressif :

C’est Marie qui prend la main de Jésus, qui ne sait pas encore bénir, et la guide pour faire ce geste saint.

C’est toujours Marie qui prend la main de Jésus et la guide.

Aujourd’hui encore. Aujourd’hui, Jésus sait bénir. Mais il arrive que sa main transpercée retombe, lasse et découragée, parce qu’il sait qu’il est inutile de bénir. Vous détruisez ma bénédiction.

Elle retombe encore sous l’effet de l’indignation, parce que vous me maudissez. C’est alors Marie qui contient cette indignation en déposant un baiser sur ma main. Ô le baiser de ma Mère, qui saurait y résister ? Puis, de ses doigts délicats, mais avec un amour si impérieux, elle saisit mon poignet et me force à bénir.

Je ne puis repousser ma Mère. Mais il vous faut aller à elle pour qu’elle soit votre avocate. Elle est ma Reine avant d’être la vôtre, et son amour pour vous a des indulgences que même le mien ne connaît pas. Sans paroles, mais avec les perles de ses larmes et l’évocation de ma croix dont elle me fait tracer le signe en l’air, elle plaide votre cause et m’exhorte :

“Tu es le Sauveur. Sauve !”

Voilà, mes enfants, “l’Évangile de la foi” dans l’apparition de la scène des mages. Méditez et imitez, pour votre bien.»

Source

Naissance de Jésus notre Seigneur – L’adoration des bergers.

Je vois encore l’intérieur de ce pauvre refuge pierreux où, partageant le sort des animaux, Marie et Joseph ont trouvé asile.

Le petit feu sommeille ainsi que son gardien. Marie soulève doucement la tête de sa couche, et regarde. Elle voit Joseph, la tête inclinée sur la poitrine, comme s’il réfléchissait, et elle pense que la fatigue a triomphé de sa bonne volonté de rester éveillé. Elle sourit, d’un bon sourire. Faisant moins de bruit que ne peut en faire un papillon qui se pose sur une rose, elle s’assied, puis s’agenouille. Elle prie avec un sourire radieux sur le visage. Elle prie, les bras étendus non pas précisément en croix, mais presque, les paumes dirigées vers le haut et en avant, et elle ne paraît pas fatiguée de cette pose pénible. Puis, elle se prosterne, le visage contre le foin, dans une prière encore plus profonde. Une prière prolongée.

Joseph s’éveille. Il voit le feu presque mort et l’étable presque dans les ténèbres. Il jette une poignée de brindilles et la flamme se réveille. Il y ajoute des branches plus grosses, puis encore plus grosses car le froid doit être piquant, le froid de la nuit hivernale et tranquille qui pénètre partout dans ces ruines.

Le pauvre Joseph tout près comme il l’est de la porte – appelons ainsi l’ouverture que son manteau essaye d’obstruer – doit être gelé. Il approche les mains près de la flamme, défait ses sandales et approche ses pieds. Il se chauffe. Quand le feu est bien pris, et que sa clarté est assurée, il se tourne. Il ne voit rien, pas même cette blancheur du voile de Marie qui traçait une ligne claire sur le foin obscur. Il se lève et lentement s’approche de la couchette.

« Tu ne dors pas, Marie ? » demande-t-il. Il le demande trois fois, jusqu’à ce qu’elle en prenne conscience et réponde : « Je prie. »

« Tu n’as besoin de rien ? »

« Non, Joseph. »

« Essaie de dormir un peu, de reposer au moins. »

« J’essaierai, mais la prière ne me fatigue pas. »

« Adieu, Marie. »

« Adieu, Joseph. »

Marie reprend sa position. Joseph pour ne plus céder au sommeil s’agenouille près du feu et il prie. Il prie avec les mains qui lui couvrent le visage. Il ne les enlève que pour alimenter le feu et puis il revient à sa brûlante prière. À part les crépitements du bois et le bruit du sabot de l’âne, qui de temps en temps frappe le sol, on n’entend rien.

Un faisceau de lumière lunaire se glisse par une fissure du plafond et semble une lame immatérielle d’argent qui s’en va chercher Marie. Il s’allonge peu à peu à mesure que la lune s’élève dans le ciel et l’atteint finalement. Le voilà sur la tête de l’orante. Il la nimbe d’une blancheur éclatante.

Marie lève la tête comme pour un appel du ciel et elle s’agenouille de nouveau. Oh ! comme c’est beau ici ! Elle lève sa tête qui semble resplendir de la lumière blanche de la lune, et elle est transfigurée par un sourire qui n’est pas humain. Que voit-elle ? Qu’entend-elle ? Qu’éprouve-t-elle ? Il n’y a qu’elle qui pourrait dire ce qu’elle vit, entendit, éprouva à l’heure fulgurante de sa Maternité. Je me rends seulement compte qu’autour d’elle la lumière croit, croit, croit. On dirait qu’elle descend du Ciel, qu’elle émane des pauvres choses qui l’environnent, qu’elle émane d’elle surtout.

Son vêtement, d’azur foncé, a à présent la couleur d’un bleu d’une douceur céleste de myosotis, les mains et le visage semblent devenir azurés comme s’ils étaient sous le feu d’un immense et clair saphir. Cette couleur me rappelle, bien que plus légère, celle que je découvre dans la vision du saint Paradis et aussi celle de la vision de l’arrivée des Mages. Elle se diffuse surtout toujours plus sur les choses, les revêt, les purifie, leur communique sa splendeur.

La lumière se dégage toujours plus du corps de Marie, absorbe celle de la lune, on dirait qu’elle attire en elle tout ce qui peut arriver du ciel. Désormais, c’est elle qui est la Dépositaire de la Lumière, celle qui doit donner cette Lumière au monde. Et cette radieuse, irrésistible, incommensurable, éternelle, divine Lumière qui va être donnée au monde, s’annonce avec une aube, une diane, un éveil de la lumière, un chœur d’atomes lumineux qui grandit, s’étale comme une marée qui monte, monte en immenses volutes d’encens, qui descend comme un torrent, qui se déploie comme un voile…

La voûte, couverte de fissures, de toiles d’araignées, de décombres en saillie qui semblent miraculeusement équilibrées, noire, fumeuse, repoussante, semble la voûte d’une salle royale. Chaque pierre est un bloc d’argent, chaque fissure une clarté opaline, chaque toile d’araignée un baldaquin broché d’argent et de diamants. Un gros lézard, engourdi entre deux blocs de pierre, semble un collier d’émeraude oublié là, par une reine; une grappe de chauve-souris engourdies émettent une précieuse clarté d’onyx. Le foin qui pend de la mangeoire la plus haute n’est plus de l’herbe : ce sont des fils et des fils d’argent pur qui tremblent dans l’air avec la grâce d’une chevelure flottante.

La mangeoire inférieure, en bois grossier, est devenue un bloc d’argent bruni. Les murs sont couverts d’un brocart où la blancheur de la soie disparaît sous une broderie de perles en relief. Et le sol… qu’est-ce maintenant le sol ? Un cristal illuminé par une lumière blanche. Les saillies semblent des roses lumineuses jetées sur le sol en signe d’hommage; et les trous, des coupes précieuses, d’où se dégagent des arômes et des parfums.

Et la lumière croît de plus en plus. L’œil ne peut la supporter. En elle, comme absorbée par un voile de lumière incandescente, disparaît la Vierge… et en émerge la Mère.

Oui, quand la lumière devient supportable pour mes yeux, je vois Marie avec son Fils nouveau-né dans ses bras. Un petit Bébé rose et grassouillet qui s’agite et se débat avec ses mains grosses comme un bouton de rose et des petits pieds qui iraient bien dans le cœur d’une rose; qui vagit d’une voix tremblotante exactement comme celle d’un petit agneau qui vient de naître, ouvrant la bouche, rouge comme une petite fraise de bois, montrant sa petite langue qui bat contre son palais couleur de rose; qui remue sa petite tête si blonde qu’on la croirait sans cheveux, une petite tête ronde que la Maman soutient dans le creux de l’une de ses mains pendant qu’elle regarde son Bébé et l’adore, pleurant et riant tout ensemble et qu’elle s’incline pour y déposer un baiser, non pas sur la tête innocente, mais sur le milieu de la poitrine sous lequel se trouve le petit cœur, qui bat, qui bat pour nous… là où un jour sera la blessure. Elle la panse d’avance, cette blessure, sa Maman, avec son pur baiser d’Immaculée.

Le bœuf éveillé par la clarté se dresse avec un grand bruit de sabots et il mugit. L’âne relève la tête et brait. C’est la lumière qui les réveille, mais j’aime penser qu’ils ont voulu saluer leur Créateur pour eux-mêmes et pour tous les animaux.

Joseph aussi, qui comme extasié priait avec autant d’intensité qu’il s’était abstrait de tout ce qui l’entourait, se secoue et entre ses doigts dont il se couvre le visage, il voit filtrer la lumière étrange. Il découvre le visage, lève la tête, se retourne. Le bœuf debout, lui cache Marie, mais elle l’appelle : « Joseph, viens. »

Joseph accourt et devant le spectacle s’arrête comme foudroyé de révérence, il va tomber à genoux là où il se trouve. Mais Marie insiste : « Viens, Joseph. » Elle appuie la main gauche sur le foin et tenant de la main droite l’Enfant qu’Elle serre sur son cœur, elle se lève et se dirige vers Joseph qui marche hésitant, pris entre le désir d’avancer et la peur d’être irrespectueux.

Au pied de la couche les deux époux se rencontrent et se regardent en pleurant de bonheur.

« Viens » dit Marie « offrons Jésus au Père. »

Pendant que Joseph s’agenouille, elle, debout, entre les deux poutres qui soutiennent la voûte, élève sa Créature entre ses bras et dit : « Me voici. C’est pour Lui, ô Dieu, que je te dis cette parole. Me voici pour faire ta volonté. Et avec Lui, moi, Marie et Joseph mon époux. Voici tes serviteurs, Seigneur. Que soit accomplie par nous, à toute heure et en toute occasion, ta volonté pour ta gloire et ton amour. » Puis Marie se penche et dit : « Prends, Joseph » et Elle offre l’Enfant.

« Moi ! À Moi ! Oh ! Non ! Je ne suis pas digne ! » Joseph est tout effrayé, anéanti à l’idée de devoir toucher Dieu.

Mais Marie insiste en souriant : « Tu en es bien digne. Personne ne l’est plus que toi. C’est pour cela que Dieu t’a choisi. Prends-le, Joseph, et tiens-le pendant que je cherche les langes. »

Joseph, rouge comme la pourpre, avance les bras et prend le petit bourgeon de chair qui crie parce qu’il a froid. Quand il l’a entre les bras, il ne persiste pas dans l’intention de le tenir par respect éloigné de lui. Il le serre contre son cœur et éclatant en sanglots : « Oh ! Seigneur ! Mon Dieu ! » et il se penche pour baiser ses petits pieds et les sent glacés. Alors, il s’assoit sur le sol, le serre sur son sein. Avec son habit marron, avec ses mains il s’ingénie à le couvrir, à le réchauffer, à le défendre contre la bise nocturne. Il voudrait bien aller du côté du feu, mais là il y a un courant d’air qui entre par la porte. Mieux vaut rester où il est. Il vaut mieux même aller entre les deux animaux qui les protégeront du courant d’air et donneront un peu de chaleur. Il va se mettre entre le bœuf et l’âne avec les épaules tournées vers la porte, penché sur le Nouveau-né pour lui faire de sa poitrine une niche dont les parois sont une tête grise aux longues oreilles et un grand museau blanc aux naseaux fumants et aux bons yeux humides.

Marie a ouvert le coffre et en a tiré les linges et les langes. Elle est allée près du feu pour les réchauffer. La voilà qui va vers Joseph et enveloppe le Bébé dans les linges tiédis, puis elle protège la petite tête avec son voile. « Où allons-nous le mettre maintenant ? » dit-elle.

Joseph regarde autour, réfléchit… « Attends, dit-il. Poussons plus loin les deux animaux et leur foin. Tirons en bas le foin de la mangeoire qui est plus haut et mettons-le ici à l’intérieur. Le bord de cette mangeoire le protégera de l’air, le foin lui fera un oreiller et le bœuf par son souffle le réchauffera un peu. » Et Joseph se met à l’ouvrage, pendant que Marie berce son Petit en le serrant sur son cœur et en appuyant sa joue sur la petite tête pour la réchauffer.

Joseph ravive le feu sans épargner le bois pour faire une belle flamme. Il réchauffe le foin et peu à peu le sèche et le met sur le sein pour l’empêcher de refroidir. Puis, quand il en a assez amoncelé pour faire un petit matelas à l’Enfant, il va à la mangeoire et l’arrange pour en faire un berceau. « C’est prêt, dit-il. Maintenant il faudrait bien une couverture pour empêcher le foin de le piquer, et pour le couvrir… »

« Prends mon manteau » dit Marie.

« Tu auras froid. »

« Oh ! cela ne fait rien ! La couverture est trop rugueuse. Le manteau est doux et chaud. Je n’ai pas du tout froid. Mais que Lui ne souffre plus. »

Joseph prend l’ample manteau de moelleuse laine bleue sombre et l’arrange en double sur le foin, avec un pli qui penche hors de la crèche. Le premier lit du Sauveur est prêt.

Et la Mère, de sa douce démarche ondoyante, le porte et le dépose, le recouvre avec le pli du manteau qu’elle amène aussi autour de la tête nue qui enfonce dans le foin, à peine protégé des piqûres par le mince voile de Marie. Il ne reste à découvert que le petit visage gros comme le poing, et les deux, penchés sur la crèche, radieux, le regardent dormir son premier sommeil. La chaleur des langes et du foin a arrêté ses pleurs et apporté le sommeil au doux Jésus.

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L’adoration des bergers

J’écris en présence de mon Jésus-Maître. Pour moi, tout pour moi. Revenu pour moi, depuis tant de temps, tout pour moi. Vous direz : « Mais, comment ? Cela fait presque un mois que tu reviens à entendre et à voir, et tu dis que tu l’as enfin après si longtemps ? » Je réponds encore une fois ce que, de vive voix et par écrit, j’ai dit plusieurs fois.

C’est autre chose que de voir et autre chose que d’entendre et surtout autre chose, de voir et entendre pour les autres ou de voir et entendre tout pour moi, exclusivement pour moi. Dans le premier cas je suis une spectatrice, une répétitrice de ce que je vois et entends, mais si cela me donne la joie car ce sont toujours des choses qui vous causent une grande joie, il est vrai aussi que c’est une joie qui est extérieure. Les mots disent mal ce que je ressens si bien. Mais, je ne sais mieux m’exprimer. En somme, je veux dire que ma joie ressemble à celle de quelqu’un qui lit un beau livre ou voit une belle scène. Il en est ému, la goûte, en admire l’harmonie, il pense : « Quelle belle chose ce serait d’être à la place de cette personne ! » Tandis que dans le second cas, quand l’audition et la vision est pour moi, alors « cette personne » c’est moi. Elle est pour moi la parole que j’entends, pour moi la figure que je vois.

C’est moi et Lui. Moi et Marie. Moi et Jean. Vivants, vrais, réels, tout proche. Non pas en face de moi comme si je voyais passer un film, mais à côté de mon lit, se déplaçant dans la chambre ou s’appuyant aux meubles, ou assis, ou debout comme des personnes vivantes, mes hôtes; ce qui est bien différent d’une vision pour tout le monde. En somme tout cela est « pour moi. »

Et aujourd’hui, et même hier depuis l’après-midi, Jésus est ici, avec son vêtement ordinaire de laine blanche, d’un blanc qui tire sur l’ivoire, si différent par sa pesanteur et sa teinte du vêtement éclatant qui semble d’un lin immatériel, si blanc qu’on dirait qu’il est fait de fils de lumière, qui le couvre dans le Ciel. Il est ici avec ses mains belles et longues et effilées, d’un blanc de vieil ivoire, avec son beau visage allongé et pâle où resplendissent ses yeux dominateurs et doux de saphir sombre entre les cils épais d’un châtain étincelant de blond roux. Il est ici avec ses beaux cheveux longs blonds et souples, d’un blond roux plus vif dans les parties éclairées et plus sombre dans le fond des plis. Il est ici ! Il est ici ! Il me sourit et me regarde écrire de Lui. Comme il faisait à Viareggio… et comme il ne faisait plus depuis la Semaine Sainte… me donnant toute cette désolation qui devenait fièvre et presque désespérance quand, à la douleur qui me venait d’être privée de Lui, s’ajoutait encore celle d’être privée de vivre là au moins où je l’avais vu et pouvais dire : « Là, il s’est appuyé. Là, il s’est assis. Là il s’est penché pour mettre sa main sur ma tête » et là où étaient morts les miens. Oh ! qui ne l’a pas éprouvé ne peut comprendre ! Non, il n’y a pas de raison de prétendre de jouir de toutes ces faveurs. Nous savons bien que ce sont des grâces gratuites, que nous ne méritons pas et nous ne pouvons prétendre qu’elles durent quand elles nous sont accordées. Nous le savons bien. Et plus elles nous sont données, et plus nous nous anéantissons dans l’humilité en reconnaissant notre répugnante misère en face de l’Infinie Beauté et de la Divine Richesse qui se donne à nous.

Mais que dites-vous, Père ? Un fils ne désire-t-il pas voir son père et sa mère ? Une femme voir son mari ? Et quand la mort ou une longue absence les prive de leur vue, ne trouvent-ils pas un réconfort dans le fait de vivre là où ils ont vécu ? S’ils doivent quitter ce lieu, ne souffrent-ils pas doublement, parce qu’ils ont perdu aussi le lieu où l’absent partagea leur amour ? Peut-on leur reprocher de souffrir de cette douleur ? Non. Et pour moi ? Jésus n’est-il pas mon Père et mon Époux ? Plus cher; beaucoup plus cher qu’un père ou un époux ? Et qu’il me soit tel, jugez d’après la façon dont j’ai supporté la mort de ma mère. J’ai souffert, savez-vous ? Je pleure encore car je l’aimais malgré son caractère. Mais vous avez vu comment j’ai franchi cette passe. Jésus était là. Et il m’était plus cher que maman. Dois-je Le dire. J’ai souffert, et je souffre davantage maintenant de la mort de maman qui remonte à huit mois que je n’ai souffert alors. C’est que dans ces deux derniers mois, j’étais sans Jésus pour moi et sans Marie pour moi et même maintenant, il suffit qu’ils me laissent un moment pour que je ressente plus que jamais ma désolation d’orpheline malade et je sois replongée dans l’humaine et amère douleur de ces jours inhumains.

J’écris sous les yeux de Jésus et donc je n’exagère pas et je ne déforme rien. Ce n’est pas ma manière, d’ailleurs, mais même si j’étais ainsi, il me serait impossible de rester sous ce regard. J’ai écrit ceci, en cet endroit où je n’ai pas l’habitude de le faire, car pour les visions de Marie, je ne les interromps pas par la manifestation de mon pauvre moi.

Je sais déjà que je dois continuer à manifester ses gloires. Sa Maternité, à tous les instants, n’a-t-elle pas été une couronne de gloire ? Je suis très malade et il me coûte beaucoup d’écrire. Je suis une loque. Mais quand il s’agit de la faire connaître pour qu’Elle soit davantage aimée, je ne calcule pas. Les épaules me font mal ? Le cœur cède ? Ma tête souffre ? La fièvre monte ? N’importe ! Que Marie soit connue toute beauté et tendresse, comme je la vois, par la bonté de Dieu et la sienne, et cela me suffit.

Plus tard je vois une vaste étendue de campagne. La lune est au zénith et elle cingle tranquille dans un ciel tout constellé. Les étoiles paraissent des clous de diamant enfoncés dans un immense baldaquin de velours bleu foncé. Et la lune rie au milieu avec sa figure toute blanche d’où descendent des fleuves de lumière laiteuse qui donnent une teinte blanche au paysage. Les arbres dépouillés de leur feuillage se détachent plus grands et sombres sur cette blancheur, pendant que les murets qui surgissent çà et là ressemblent à du lait caillé. Une maisonnette, dans le lointain, semble être un bloc de marbre de Carrare.

Sur ma droite, je vois une sorte de hangar qui est construit partie en maçonnerie, partie en bois. De là, sort de temps en temps un bêlement intermittent et bref. Ce doit être des brebis qui rêvent ou qui croient l’aube proche à cause du clair de lune. C’est une clarté, excessive même, tant elle est intense, et qui s’accroît comme si l’astre s’approchait de la terre ou étincelait par suite d’un mystérieux incendie.

Un berger s’avance sur le seuil. Il lève le bras à hauteur du front pour ménager ses yeux et regarde en l’air. Il semble impossible qu’on doive s’abriter de la clarté de la lune, mais elle est si vive qu’elle éblouit, en particulier celui qui sort d’un enclos, d’ordinaire ténébreux. Tout est calme, mais cette clarté est étonnante. Le berger appelle ses compagnons. Ils vont tous à la porte. Un tas d’hommes hirsutes, de tous âges. Il y a des adolescents et d’autres qui déjà blanchissent. Ils commentent le fait étrange et les plus jeunes ont peur, spécialement un garçon d’une douzaine d’années qui se met à pleurer, s’attirant les moqueries des plus vieux.

« De quoi as-tu peur, sot que tu es ? » lui dit le plus vieux. « Tu ne vois pas que l’air est tranquille ? Tu n’as jamais vu un clair de lune ? Es-tu toujours resté sous la robe de la maman comme un poussin sous la poule couveuse ? Mais, tu en verras des choses ! Une fois j’étais allé vers les monts du Liban, plus loin encore. Je montais. J’étais jeune et la marche ne me fatiguait pas. J’étais riche aussi à cette époque… Une nuit, je vis une lumière telle que je pensai qu’Élie allait revenir avec son char de feu. Le ciel était tout embrasé. Un vieux – le vieux c’était lui – me dit : « Un grand événement va bientôt se produire dans le monde. Et pour nous ce fut un événement : l’arrivée des soldats de Rome. Oh ! tu en verras si tu vis… »

Mais le pastoureau ne l’écoute plus. Il semble n’avoir plus peur. En effet, il quitte le seuil et s’esquive de derrière les épaules d’un berger musclé derrière lequel il s’était réfugié et sort dans le parc qui se trouve devant le hangar. Il regarde en l’air et marche comme un somnambule ou comme s’il était hypnotisé par quelque chose qui le captive totalement. À un moment il crie : « Oh ! » et reste comme pétrifié, les bras légèrement ouverts. Les autres se regardent, étonnés.

« Mais qu’a donc ce sot ? » dit quelqu’un.

« Demain je le ramène à sa mère. Je ne veux pas d’un fou pour garder les brebis » dit un autre.

Et le vieux qui a parlé précédemment dit alors : « Allons voir avant de juger. Appelez aussi les autres qui dorment et prenez des bâtons. Il y a peut-être une mauvaise bête ou des malandrins… »

Ils rentrent, ils appellent les autres bergers et sortent avec des torches et des matraques. Ils rejoignent l’enfant.

« Là, là » murmure-t-il en souriant. « Au-dessus de l’arbre regardez cette lumière qui arrive. On dirait qu’elle s’avance sur un rayon de lune. La voilà qui approche. Comme elle est belle ! »

« Moi, je ne vois qu’une clarté un peu vive. »

« Moi aussi. »

« Moi aussi » disent les autres.

« Non. Je vois quelque chose qui ressemble à un corps » dit un autre en qui je reconnais le berger qui a donné le lait à Marie.

« C’est un… c’est un ange ! » crie l’enfant. « Le voilà qui descend et s’approche… Par terre ! À genoux devant l’Ange de Dieu ! »

Un « oh ! » prolongé et respectueux s’élève du groupe des bergers qui tombent le visage contre terre et paraissent d’autant plus frappés par l’apparition qu’ils sont plus âgés. Les plus jeunes sont à genoux et regardent l’ange qui s’approche toujours plus, et s’arrête en l’air déployant ses grandes ailes, blancheur de perles dans la blancheur lunaire qui l’enveloppe, au-dessus du mur d’enceinte.

« Ne craignez pas, je ne vous porte pas malheur. Je vous apporte la nouvelle d’une grande joie pour le peuple d’Israël et pour tous les peuples de la terre. » La voix angélique, c’est une harpe harmonieuse qui accompagne des voix de rossignols.

« Aujourd’hui, dans la cité de David, est né le Sauveur. » À ces mots, l’ange ouvre plus grandes ses ailes et les agite comme par un tressaillement de joie et une pluie d’étincelles d’or et de pierres précieuses paraît s’en échapper. Un véritable arc-en-ciel qui dessine un arc de triomphe au-dessus du pauvre parc.

« …le Sauveur qui est le Christ. » L’ange brille d’une lumière plus éclatante. Ses deux ailes, maintenant arrêtées et tendues vers le ciel semblent deux voiles immobiles sur le saphir de la mer, deux flammes qui montent ardentes.

« …Christ, le Seigneur ! » L’ange replie ses ailes de lumière et s’en couvre comme d’un survêtement de diamant sur un habit de perles, il s’incline comme pour adorer avec les bras serrés sur le cœur et le visage qui disparaît, incliné comme il est sur la poitrine, dans l’ombre du haut des ailes repliées. On ne voit plus qu’une forme allongée et lumineuse, immobile pendant la durée d’un Gloria.

Mais voici qu’il bouge. Il rouvre les ailes et lève son visage où la lumière s’épanouit en un sourire paradisiaque et il dit : « Vous le reconnaîtrez à ces signes : dans une pauvre étable, derrière Bethléem, vous trouverez un bébé enveloppé dans des langes couché dans une mangeoire d’animaux, parce que pour le Messie, il n’y a pas eu de toit dans la cité de David. » En disant cela, l’ange devient grave, même triste.

Mais des Cieux arrive une foule – oh ! quelle foule ! – une foule d’anges qui lui ressemblent, une échelle d’anges qui descendent dans l’allégresse, éclipsent la lune par leur lumière paradisiaque. Ils se rassemblent autour de l’ange annonciateur, en agitant leurs ailes, en répandant des parfums, en une harmonie musicale où toutes les voix les plus belles de la création se retrouvent, mais portées à la perfection de leur sonorité.

Si la peinture est l’effort de la matière pour devenir lumière, ici la mélodie est l’effort de la musique pour exprimer aux hommes la beauté de Dieu, et entendre cette mélodie c’est connaître le Paradis, où tout est harmonie de l’amour qui de Dieu se donne, se répandant pour réjouir les bienheureux et retourner de ceux-ci à Dieu et Lui dire : « Nous t’aimons ! »

Le « Gloria » angélique se répand en ondes de plus en plus étendues sur la campagne tranquille, ainsi que la lumière. Les oiseaux unissent leurs chants pour saluer cette lumière précoce et les brebis leurs bêlements pour ce soleil anticipé, comme si les animaux qui saluaient leur Créateur, venu au milieu d’eux pour les aimer comme Homme et en plus comme Dieu.

Le chant décroît, et la lumière aussi pendant que les anges remontent aux Cieux… Les bergers reviennent à eux-mêmes.

« As-tu entendu ? »

« Allons-nous voir ? »

« Et les animaux ? »

« Oh ! il ne leur arrivera rien. Allons pour obéir à la parole de Dieu »

« Mais, où aller ? »

« N’a-t-il pas dit qu’il était né aujourd’hui et qu’il n’avait pas trouvé de logement à Bethléem ? » Et le berger qui a donné le lait c’est lui qui parle maintenant. « Venez, je sais. J’ai vu la femme et elle m’a fait de la peine. Je lui ai indiqué un endroit pour elle, parce que je pensais bien qu’elle ne trouverait pas de logement, et à l’homme je lui ai donné du lait pour elle. Elle est si jeune et si belle. Elle doit être bonne comme l’ange qui nous a parlé. Venez, venez. Allons prendre du lait, des fromages, des agneaux et des peaux tannées de brebis. Ils doivent être très pauvres et… qui sait quel froid pour Celui que je n’ose nommer ! Et penser que j’ai parlé à la Mère comme à une pauvre épouse ! … »

Ils vont au hangar et en sortent, peu après, portant qui des récipients de lait, qui des fromages ronds enveloppés dans des filets de sparterie, qui des paniers avec un agneau bêlant, qui des peaux de brebis apprêtées.

« Moi je porte une brebis qui a eu un agneau il y a un mois. Son lait est excellent. Il pourra leur être utile si la femme en manque. Elle me semblait une bambine, et si pâle ! … Un teint de jasmin, au clair de lune » dit le berger du lait. Et il les conduit.

Ils s’en vont, éclairés par la lune et des torches, après avoir fermé le hangar et l’enceinte. Ils vont par les sentiers champêtres, à travers des haies de ronces dépouillées par l’hiver. Ils font le tour de Bethléem et arrivent à l’étable non par le chemin qu’avait suivi Marie, mais en sens contraire. Ainsi ils ne passent pas devant les grottes mieux aménagées mais trouvent immédiatement le refuge qu’ils cherchent. Ils s’approchent.

« Entre ! »

« Moi, je n’ose pas. »

« Entre, toi. »

« Non. »

« Regarde au moins. »

« Toi, Lévi qui as vu l’ange le premier, cela veut dire que tu es plus bon que nous, regarde. » Vraiment ils l’avaient d’abord traité de fou… mais maintenant il leur est utile que le gamin ose ce qu’eux n’osent pas.

L’enfant hésite mais se décide ensuite. Il s’approche du refuge, écarte un peu le manteau… et s’arrête en extase.

« Que vois-tu ? » lui demandent-ils anxieux à voix basse.

« Je vois une femme toute jeune et belle et un homme penché sur une mangeoire et j’entends… j’entends un bébé qui pleure et la femme lui dit d’une voix… oh ! quelle voix ! »

« Que dit-elle ? »

« Elle dit : « Jésus, mon tout petit ! Jésus, amour de ta Maman ! Ne pleure pas, mon petit Enfant ! » Elle dit : « Oh ! si je pouvais te dire : ‘Prends le lait, mon tout petit ! ‘ Mais je ne l’ai pas encore !  » Elle dit : « Tu as si froid, mon amour ! Le foin te pique. Quelle douleur pour ta Maman de t’entendre pleurer ainsi ! Sans pouvoir te soulager ». Elle dit : « Dors, ma petite âme ! Mon cœur se fend de t’entendre et de voir tes larmes ». Elle l’embrasse et réchauffe ses petits pieds avec ses mains. Elle est penchée abaissant ses mains sur la mangeoire.

« Appelle ! Montre que tu es là ! »

« Moi non. Vous plutôt qui nous avez conduit et la connaissez. »

Le berger ouvre la bouche et se borne à un soupir bruyant.

Joseph se retourne et vient à la porte. « Qui êtes-vous ? »

« Des bergers. Nous vous apportons de la nourriture et de la laine. Nous venons adorer le Sauveur. »

« Entrez. »

Ils entrent dans l’étable qui s’éclaire à la lumière des torches. Les vieux poussent les jeunes devant eux.

Marie se retourne et sourit : « Venez » dit-elle. « Venez ! » et elle les invite de la main et par son sourire et elle prend le garçon qui a vu l’ange et l’attire à elle, tout près de la crèche. Et l’enfant regarde, radieux.

Les autres, invités aussi par Joseph, s’avancent avec leurs cadeaux, et avec des paroles brèves, émues, les déposent aux pieds de Marie. Ils regardent le petit Bébé qui pleure doucement et ils sourient, émus et heureux.

L’un d’eux plus hardi dit : « Prends, Mère, elle est soyeuse et propre. Je l’avais préparée pour le bambin qui va bientôt naître chez nous, mais je te la donne. Mets ton Fils dans cette laine, elle sera douce et chaude. » Et il offre une peau de brebis, une très belle peau avec une longue toison de laine toute blanche .

Marie soulève Jésus et l’en enveloppe. Elle le montre aux bergers qui, à genoux sur la litière du sol, le regardent extasiés.

Ils se font plus hardis et l’un d’eux propose : « Il faudrait Lui donner une gorgée de lait ou mieux de l’eau et du miel. Mais nous n’avons pas de miel. On en donne aux tout petits. J’ai sept enfants, je suis au courant… « 

« Voilà du lait. Prends, Femme. « 

« Mais il est froid. Il faut du chaud. Où est Élie ? C’est lui qui a la brebis. »

Élie doit être l’homme au lait, mais il n’est pas là. Il s’est arrêté dehors et regarde par une fente et il est perdu dans l’obscurité de la nuit.

« Qui vous a amenés ici ? »

« Un ange nous a dit de venir et Élie nous a conduits. Mais où est-il à présent ? »

Un bêlement de la brebis le trahit.

« Avance, on demande de toi. »

Il entre avec la brebis, intimidé d’être le plus remarqué.

« C’est toi ? » dit Joseph qui le reconnaît. Et Marie lui sourit en disant : « Tu es bon. »

Ils traient la brebis, et trempant l’extrémité d’un linge dans le lait chaud et écumeux, Marie baigne les lèvres du Petit qui suce cette douceur crémeuse. Ils sourient tous, et plus encore lorsque avec le coin de la toile encore entre les lèvres, Jésus s’endort dans la tiédeur de la laine.

« Mais vous ne pouvez rester ici. Il fait froid et humide. Et puis… avec cette odeur d’animaux ! Ça ne va pas… et ça ne va pas pour le Sauveur. »

« Je le sais » dit Marie avec un grand soupir. « Mais il n’y a pas de place pour nous à Bethléem. »

« Prends courage, ô Femme. Nous allons te chercher une maison. »

« Je vais en parler à ma patronne, dit l’homme au lait, Élie. Elle est bonne. Elle vous accueillera, dut-elle vous céder sa pièce. Dès qu’il va faire jour, je lui en parle. Elle a sa maison toute pleine, mais elle vous donnera une place. »

« Pour le Petit au moins. Moi et Joseph, n’importe si nous restons encore par terre. Mais pour le Petit… »

« Ne soupire pas, Femme, j’y pense. Je raconterai à beaucoup de gens ce qui nous a été dit. Vous ne manquerez de rien. Pour le moment, prenez ce que notre pauvreté peut vous donner. Nous sommes des bergers… »

« Nous sommes pauvres, nous aussi » dit Joseph. « Et ne pouvons vous dédommager. »

« Oh ! nous ne voulons pas ! Même si vous le pouviez nous ne le voudrions pas ! Le Seigneur nous a déjà récompensés. La paix, il l’a promise à tout le monde. Les anges disaient : « Paix aux hommes de bonne volonté ». Mais à nous, il l’a déjà donnée car l’ange a dit que cet Enfant, c’est le Sauveur, le Christ, le Seigneur. Nous sommes pauvres et ignorants, mais nous savons que les Prophètes disent que le Sauveur sera le Prince de la Paix et à nous il a dit d’aller l’adorer. Ainsi il nous a donné sa paix. Gloire à Dieu au plus haut des Cieux et gloire à celui qui est son Christ ! Et toi, sois bénie, Femme qui l’a engendré ! Tu es Sainte puisque tu as mérité de le porter ! Commande-nous, comme une Reine, car nous serons contents de te servir. Que pouvons-nous faire pour toi ? »

« Aimer mon Fils, et avoir toujours dans le cœur vos pensées de maintenant. »

« Mais pour toi, tu ne désires rien ? Tu n’as pas de parents à qui faire savoir que ton Fils est né ? »

« Oui, j’en aurais. Mais ils ne sont pas près d’ici. Ils sont à Hébron… »

« J’y vais moi » dit Élie. « Qui sont-ils ? »

« Zacharie, le prêtre, et Élisabeth ma cousine. »

« Zacharie, oh ! Je le connais bien. En été je vais sur ces montagnes où il y a de riches et beaux pâturages et je suis l’ami de son berger. Quand je vais te savoir arrangée, je vais chez Zacharie. »

« Merci, Élie. »

« De rien. C’est grand honneur pour moi, pauvre berger, d’aller parler au prêtre et de lui dire : « Le Sauveur est né ». »

« Non. Tu lui diras : « Marie de Nazareth, ta cousine, a dit que Jésus est né, et de venir à Bethléem « 

« C’est ainsi que je dirai. »

« Dieu t’en récompense, je me souviendrai de toi, de vous tous… »

« Tu parleras à ton Enfant de nous ? »

« Oui. »

« Je suis Élie. »

« Moi Lévi. »

« Moi Samuel. »

« Moi Jonas. »

« Moi Isaac. »

« Moi Tobie. »

« Moi Jonathas. »

« Et moi Daniel. »

« Et Siméon, moi. »

« Et moi, mon nom est Jean. »

« Moi je m’appelle Joseph et mon frère Benjamin, nous sommes jumeaux. »

« Je me rappellerai vos noms. »

« Il nous faut partir… Mais nous reviendrons… Et nous t’en amènerons d’autres pour adorer ! … »

« Comment revenir au parc en laissant ce Petit ? »

« Gloire à Dieu qui nous l’a montré ! »

« Fais-nous baiser son habit » dit Lévi avec un sourire d’ange.

Marie lève doucement Jésus et, assise sur le foin, présente aux baisers, les pieds minuscules, enveloppés d’un linge. Ceux qui ont de la barbe se l’essuient d’abord. Tous, presque, pleurent et quand ils doivent partir, ils sortent à reculons, laissant leur cœur près de la crèche…

La vision se termine ainsi pour moi : Marie assise sur la paille avec l’Enfant sur son sein et Joseph qui accoudé au bord de la crèche, regarde et adore.

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La Visitation – Arrivée à la maison de Zacharie

Je suis dans un pays montagneux. Ce ne sont pas de hautes montagnes, mais ce ne sont plus des collines. Elles ont déjà des cimes et des gorges de vraies montagnes comme on en voit sur notre Apennin tosco-ombrien. La végétation est drue et magnifique. Il y a en abondance des eaux fraîches qui conservent vertes les prairies et productifs les vergers peuplés de pommiers, de figuiers avec, autour des maisons, des vignes. Ce doit être le printemps car les grappes sont déjà grosses comme des grains de vesce et les pommiers commencent à ouvrir leurs bourgeons qui maintenant paraissent verts, sur les branches supérieures des figuiers il y a des fruits qui sont déjà bien formés. Ensuite les prés ne sont que tapis moelleux aux mille couleurs. Les troupeaux sont en train d’y paître, ou bien ils se reposent, taches blanches sur l’émeraude de l’herbe.

Marie gravit, avec sa monture, un chemin en assez bon état qui doit être la principale voie d’accès. Elle monte, parce que le pays dont l’aspect est assez régulier est situé plus haut. Celui qui me renseigne habituellement me dit : « Cet endroit c’est Hébron ». Vous me parliez de montagne. Mais je ne suis pas fixée, je ne sais si « Hébron » désigne tout le pays ou l’agglomération. Je n’en dis donc que ce que j’en sais.

Voilà que Marie entre dans la cité. C’est le soir : des femmes sur les portes observent l’arrivée de l’étrangère et en parlent entre elles. Elles la suivent de l’œil et ne se rassurent qu’en la voyant s’arrêter devant une des plus belles maisons située au milieu du pays. Devant se trouve un jardin puis, en arrière et autour, un verger bien entretenu. Vient ensuite une vaste prairie qui monte et descend suivant le relief de la montagne pour aboutir à un bois de haute futaie; ensuite j’ignore ce qu’il y a. La propriété est entourée d’une haie de ronces et de rosiers sauvages. Je ne distingue pas bien ce qu’ils portent. La fleur et le feuillage de ces buissons se ressemblent beaucoup et tant que le fruit n’est pas formé sur les branches, il est facile de se tromper. Sur le devant de la maison, sur le côté donc qui fait face au pays, la propriété est entourée d’un petit mur blanc sur lequel courent des branches de vraies roses, pour l’instant sans fleurs, mais déjà garnis de boutons. Au centre, une grille de fer qui est fermée. On se rend compte que c’est la maison d’un notable du pays ou d’un habitant assez fortuné, Tout, en effet, indique sinon la richesse, au moins l’aisance certainement. Il y a beaucoup d’ordre.

Marie descend de sa monture et s’approche de la grille. Elle regarde à travers les barreaux et ne voit personne. Alors elle cherche à manifester sa présence. Une petite femme qui, plus curieuse que les autres l’a suivie, lui indique un bizarre agencement qui sert de clochette. Ce sont deux morceaux de métal fixés sur un axe. Quand on remue l’axe avec une corde, ils battent l’un contre l’autre en faisant un bruit qui imite celui d’une cloche ou d’un gong.

Marie tire la corde, mais si gentiment que l’appareil tinte légèrement et personne ne l’entend. Alors, la femme, une petite vieille, tout nez et menton et entre les deux une langue qui en vaut dix, s’accroche à la corde et tire, tire, tire. Un vacarme à réveiller un mort. « C’est cela qu’il faut faire. Autrement comment pouvez-vous faire entendre ? Sachez qu’Élisabeth est vieille, et aussi Zacharie. Et à présent il est muet et sourd par-dessus le marché. Les domestiques sont aussi vieux, le savez-vous ? N’êtes-vous jamais venue ? Connaissez-vous Zacharie ? Vous êtes… »

Pour délivrer Marie de ce déluge de renseignements et de questions, survient un petit vieux qui boîte. Ce doit être un jardinier ou un agriculteur, car il a en mains un sarcloir et, attachée à la ceinture, une serpette. Il ouvre et Marie entre en remerciant la petite vieille mais… hélas ! sans lui répondre. Quelle déception pour la curieuse !

À peine à l’intérieur, Marie dit : « Je suis Marie de Joachim et d’Anne, de Nazareth. Cousine de vos maîtres. »

Le petit vieux s’incline et salue et se met à crier : « Sara ! Sara ! » Il rouvre la grille pour faire rentrer l’âne resté dehors parce que Marie, pour se défaire de la petite vieille importune, s’est glissée vite, vite, à l’intérieur et que le jardinier, aussi rapide qu’elle, a fermé la grille, au nez de la commère et, tout en faisant entrer la monture, il dit : « Ah ! grand bonheur et grande peine en cette maison ! Le Ciel a donné un fils à la stérile, que le Très-Haut en soit béni ! Mais Zacharie est revenu, il y a sept mois, muet de Jérusalem. Il se fait comprendre par signes ou en écrivant. Vous l’avez peut-être appris ? La patronne vous a tant désirée au milieu de cette joie et de cette peine ! Souvent elle parlait de vous avec Sara et disait : « Si j’avais encore ma petite Marie avec moi ! Si elle avait encore été au Temple ! J’aurais demandé à Zacharie de l’amener. Mais maintenant le Seigneur l’a voulue comme épouse à Joseph de Nazareth. Elle seule pouvait me donner du réconfort dans cette peine et m’aider à prier Dieu, car elle est si bonne, et au Temple tout le monde la pleure, À la dernière fête, quand je suis allée avec Zacharie la dernière fois à Jérusalem pour remercier Dieu de m’avoir donné un fils, j’ai entendu ses maîtresses me dire : ‘Le Temple semble avoir perdu les chérubins de la Gloire depuis que la voix de Marie ne résonne plus en ces murs’ « . Sara ! Sara ! Ma femme est un peu sourde, mais viens, viens que je te conduise. »

Au lieu de Sara, voilà, en haut d’un escalier au flanc d’un côté de la maison, une femme d’âge plutôt avancé, déjà toute ridée avec des cheveux très grisonnants. Ses cheveux devaient être très noirs parce que très noirs sont encore ses cils et ses sourcils et qu’elle était très brune, le teint de son visage l’indique clairement. Contrastant étrangement avec sa vieillesse évidente, sa grossesse est déjà très apparente, malgré l’ampleur de ses vêtements. Elle regarde en faisant signe de la main. Elle a reconnu Marie. Elle lève les bras au ciel avec un : « Oh ! » étonné et joyeux et se hâte, autant qu’il lui est possible, à la rencontre de Marie. Marie aussi toujours réservée dans sa démarche se met à courir agile comme un faon et elle arrive au pied de l’escalier en même temps qu’Élisabeth. Marie reçoit sur son cœur avec une vive allégresse sa cousine qui pleure de joie en la voyant.

Elles restent embrassées un instant et puis Élisabeth se détache de l’étreinte avec un : « Ah ! » où se mêlent la douleur et la joie et elle porte la main sur son ventre grossi. Elle penche son visage, pâlissant et rougissant alternativement. Marie et le serviteur tendent les mains pour la soutenir parce qu’elle vacille comme si elle se sentait mal. Mais Élisabeth, après être restée une minute comme recueillie en elle-même, lève un visage tellement radieux qu’il semble rajeuni. Elle regarde Marie avec vénération en souriant comme si elle voyait un ange et puis elle s’incline en un profond salut en disant : « Bénie es-tu parmi toutes les femmes ! Béni le Fruit de ton sein ! (elle prononce ainsi deux phrases bien détachées). Comment ai-je mérité que vienne à moi, ta servante, la Mère de mon Seigneur ? Voilà qu’au son de ta voix l’enfant a bondi de joie dans mon sein, et lorsque je t’ai embrassée, l’Esprit du Seigneur m’a dit les très hautes vérités dans les profondeurs de mon cœur. Bienheureuse es-tu d’avoir cru qu’à Dieu serait possible même ce qui ne semble pas possible à l’esprit humain ! Bénie es-tu parce que, grâce à ta foi, tu feras accomplir les choses qui t’ont été prédites par le Seigneur et les prophéties des Prophètes pour ce temps-ci ! Bénie es-tu pour le Salut que tu as engendré pour la descendance de Jacob ! Bénie est-tu pour avoir apporté la Sainteté à mon fils qui, je le sens, bondit comme une jeune chevrette pour la joie qu’il éprouve, en mon sein ! C’est qu’il se sent délivré du poids de la faute, appelé à être le Précurseur, sanctifié avant la Rédemption par le Saint qui croît en toi ! »

Marie, avec deux larmes, qui comme des perles descendent de ses yeux qui rient vers sa bouche qui sourit, le visage levé vers le ciel et les bras levés aussi, dans la pose que plus tard, tant de fois aura son Jésus, s’écrie : « Mon âme magnifie son Seigneur » et elle continue le cantique comme il nous a été transmis. À la fin, au verset : « Il a secouru Israël son serviteur… etc… » elle croise les mains sur sa poitrine, s’agenouille, prosternée jusqu’à terre en adorant Dieu.

Le serviteur s’était respectueusement éclipsé quand il avait vu qu’Élisabeth ne se sentait plus mal et qu’elle confiait ses pensées à Marie. Il revient du verger avec un vieillard imposant aux cheveux blancs et à la barbe blanche, qui de loin, avec de grands gestes et des sons gutturaux, salue Marie.

« Zacharie arrive » dit Élisabeth en touchant à l’épaule la Vierge absorbée dans sa prière. « Mon Zacharie est muet. Dieu l’a puni de n’avoir pas cru. Je t’en parlerai plus tard, mais maintenant, j’espère le pardon de Dieu puisque tu es venue, toi la Pleine de Grâce. »

Marie se lève et va à la rencontre de Zacharie et s’incline devant lui jusqu’à terre. Elle embrasse le bord du vêtement blanc qui le couvre jusqu’à terre. Il est très ample ce vêtement et attaché à la taille par un large galon brodé.

Zacharie par gestes souhaite la bienvenue, et ensemble ils rejoignent Élisabeth. Ils entrent tous dans une vaste pièce très bien disposée. Ils y font asseoir Marie et lui font servir une tasse de lait qu’on vient de traire (il écume encore) avec des petites galettes.

Élisabeth donne des ordres à la servante, finalement apparue avec les mains enfarinées et des cheveux encore plus blancs, qu’ils ne le sont en réalité à cause de la farine dont ils sont saupoudrés. Peut-être était-elle en train de faire le pain. Elle donne aussi à un serviteur, que j’entends appeler Samuel, l’ordre de porter le coffre de Marie dans une chambre qu’elle lui indique. Tous les devoirs d’une maîtresse de maison à l’égard de son hôte.

Marie répond entre temps aux questions que lui fait Zacharie en écrivant avec un stylet sur une tablette enduite de cire. Je comprends, par les réponses, qu’il lui parle de Joseph, et qu’il lui demande comment elle se trouve épousée. Mais je comprends aussi que Zacharie n’a eu aucune lumière surnaturelle sur l’état de Marie et sa condition de Mère du Messie.

C’est Élisabeth qui, approchant de son mari et lui mettant affectueusement une main sur l’épaule comme pour une chaste caresse, lui dit : « Marie est mère, elle aussi. Réjouis-toi de son bonheur. » Mais elle n’ajoute rien. Elle regarde Marie et Marie la regarde mais ne l’invite pas à en dire plus, et elle se tait.

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L’Annonciation

– Voici ce que je vois : Marie, adolescente – quinze ans tout au plus, se tient dans une petite pièce rectangulaire. C’est une vraie chambre de jeune fille. Contre l’un des deux longs murs se trouve le lit, une espèce de couche basse sans bords, couvert de nattes ou de tapis. Comme ces lits sont rigides et ne forment pas de creux comme souvent les nôtres, ils donnent l’impression d’être étendus sur une table ou une claie à roseaux.

Sur l’autre mur, il y a une étagère avec une lampe à huile, des rouleaux de parchemin, et un travail de couture soigneusement plié qu’on pourrait prendre pour de la broderie.

De côté, vers la porte ouverte sur le jardin mais couverte d’un voilage qui bouge sous un léger vent, la Vierge est assise sur un tabouret bas. Elle file du lin très blanc et doux comme de la soie. Ses petites mains, à peine moins claires que le lin, font tourner agilement le fuseau. Son visage juvénile, très beau, est un peu penché, avec un léger sourire, comme si elle caressait ou suivait quelque douce pensée.

Tout est très silencieux dans la maison et dans le jardin. Une grande paix règne aussi bien sur le visage de Marie que dans la pièce. La paix et l’ordre. Tout est propre et bien rangé. Cette pièce, à l’aspect et au mobilier très humbles, est aussi nue qu’une cellule monacale, mais elle a quelque chose d’austère et de royal dû à la propreté et au soin avec lequel sont disposés les étoffes sur le lit, les rouleaux, la lumière et, près de la lampe, le petit broc en cuivre qui renferme une gerbe de rameaux en fleurs, de pêcher ou de poirier, je ne sais trop. Ce sont sûrement des arbres fruitiers, dont les fleurs sont d’un blanc légèrement teinté de rose.

Marie se met à chantonner à voix basse, puis hausse un peu le ton. Sans être un chant à haute voix, c’est déjà une voix qui vibre dans la petite pièce et l’on sent vibrer son âme. Je n’en comprends pas les paroles, ce doit être de l’hébreu. Mais comme elle ré pète de temps en temps : «Jéhovah», je devine qu’il doit s’agir d’un cantique sacré, peut-être d’un psaume. Marie se rappelle probablement les chants du Temple. Ce doit être pour elle un doux souvenir, car elle ramène sur son sein ses mains qui tiennent le fil et le fuseau, puis elle lève la tête et l’appuie contre le mur ; son visage prend des couleurs et ses yeux, perdus dans je ne sais quelle douce pensée, brillent sous l’effet de larmes retenues qui les font paraître plus grands. Et pourtant ces yeux rient, sourient à la pensée qu’ils suivent et qui soustrait la chanteuse à ce qui l’entoure. Le visage de Marie, rose et encadré par les tresses qu’elle porte relevées en couronne sur la tête, ressort sur son vêtement blanc très simple. On dirait une belle fleur.

Son chant se fait prière :

«Seigneur, Dieu très-haut, ne tarde pas davantage à envoyer ton Serviteur apporter la paix sur la terre. Suscite le temps favorable et la vierge pure et féconde pour l’avènement de ton Christ. Père, Père saint, accorde à ta servante d’offrir sa vie à cette intention. Accorde-moi de mourir après avoir vu ta lumière et ta justice sur la terre, et avoir su que la Rédemption est accomplie. Père saint, donne à ton peuple celui en qui les prophètes espéraient. Envoie le Rédempteur à ta servante. A l’heure où mon séjour sur terre s’achèvera, que ta demeure s’ouvre à moi, parce que ses portes auront déjà été ouvertes par ton Christ pour tous ceux qui auront espéré en toi. Viens, viens, Esprit du Seigneur, viens chez tes fidèles qui t’attendent. Viens, Prince de la paix ! »

Marie reste plongée dans sa prière.

La tenture bouge plus fort, comme si quelqu’un faisait un courant d’air par derrière ou la tirait pour l’écarter. Une lumière aussi blanche qu’une perle associée à de l’argent pur éclaire les murs légèrement jaunes, avive les couleurs des tissus, rend plus surnaturel le visage levé de Marie.

Dans la lumière, et sans même que la tenture se soit ouverte sur le mystère qui s’accomplit – d’ailleurs, elle ne bouge plus, elle pend, bien droite sur ses montants, comme s’il s’agissait d’un mur qui isole l’intérieur de l’extérieur –, l’archange se prosterne.

Nécessairement, il lui faut prendre une apparence humaine, mais elle transcende l’humain. De quelle chair est formée cette figure superbe, éclatante ? De quelle substance Dieu l’a-t-il matérialisée pour la rendre perceptible aux sens de la Vierge ? Dieu seul peut posséder de telles essences et les utiliser de manière aussi parfaite. Ce sont bien un visage, un corps, des yeux, une bouche, des cheveux et des mains comme les nôtres, mais sans notre matière opaque. C’est une lumière qui a pris la couleur de la chair, des yeux, des cheveux, des lèvres, une lumière qui bouge, sourit, regarde et parle.

«Je te salue, Marie, pleine de Grâce, je te salue ! »

La douce musique de sa voix ressemble à des perles lancées sur un métal précieux.

La Vierge tressaille et baisse les yeux. Elle tressaille encore plus lorsqu’elle voit cet être éclatant agenouillé à un mètre d’elle environ, les mains croisées sur la poitrine, qui la regarde avec une infinie vénération.

Marie se dresse sur ses pieds et se serre contre le mur. Elle pâlit et rougit tour à tour. Son visage exprime stupeur et effroi. Inconsciemment, elle serre les mains sur son sein et les rentre dans ses longues manches.

Elle se penche presque pour cacher le plus possible son corps, en un geste de douce pudeur.

«Non, ne crains pas. Le Seigneur est avec toi ! Tu es bénie entre toutes les femmes.»

Mais Marie a encore peur. D’où vient cet être extraordinaire ? Est-ce un envoyé de Dieu ou du Trompeur ?

«Ne crains pas, Marie, répète l’archange. Je suis Gabriel, l’ange de Dieu. Mon Seigneur m’a envoyé à toi. Ne crains pas, car tu as trouvé grâce auprès de Dieu. Tu vas concevoir un fils dans ton sein, tu l’enfanteras et tu lui donneras le nom de “Jésus”. Il sera grand, on l’appellera Fils du Très-Haut (ce qu’il sera effectivement) ; le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son père, il règnera éternellement sur la maison de Jacob, et son règne n’aura pas de fin. Toi, la sainte Vierge bien-aimée du Seigneur, sa fille bénie, toi qui es appelée à être la mère de son Fils, comprends quel Fils tu vas engendrer.

– Comment cela peut-il se faire puisque je ne connais pas d’homme ? Est-ce que le Seigneur Dieu n’accueille plus l’offrande de sa servante et ne veut pas que je sois vierge par amour de lui ?

– Ce n’est pas par l’action d’un homme que tu seras mère, Marie. Tu es la Vierge éternelle, la Sainte de Dieu. L’Esprit Saint descendra en toi et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre. C’est pourquoi celui qui naîtra de toi sera dit saint et Fils de Dieu. Tout est possible au Seigneur notre Dieu. Elisabeth, la femme stérile, a conçu dans sa vieillesse un fils qui sera le prophète de ton Fils, celui qui lui préparera le chemin. Le Seigneur a levé son opprobre et son souvenir restera uni à ton nom parmi les peuples, comme le nom de son enfant à celui de ton Fils saint ; jusqu’à la fin des temps, les nations vous diront bienheureuses en raison de la grâce du Seigneur qui vous a été accordée, et tout spécialement à toi, ainsi qu’aux nations par ton intermédiaire. Élisabeth en est déjà à son sixième mois, et le poids qu’elle porte fait monter en elle la joie, et plus encore quand elle connaîtra la tienne. Rien n’est impossible à Dieu, Marie, pleine de grâce. Que dois-je dire à mon Seigneur ? Qu’aucune pensée ne te trouble. Il veillera sur tes intérêts si tu lui fais confiance. Le monde, le ciel, l’Eternel attendent ta réponse !»

A son tour, Marie croise les mains sur sa poitrine, s’incline profondément, et dit :

«Voici la servante du Seigneur. Qu’il me soit fait selon sa parole.»

L’Ange étincelle de joie. Il adore, parce que il voit sûrement l’Esprit de Dieu s’abaisser sur la Vierge, prosternée pour donner son accord. Puis il disparaît, sans faire bouger la tenture qu’il laisse tirée sur ce saint mystère.

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