Chapitre 1er
Crainte et confiance
Nous venons de considérer les rigueurs de la divine justice dans l’autre vie: elles sont terrifiantes, et il n’est pas possible d’y penser sans effroi. Ce feu allumé par la divine justice, ces peines douloureuses, auprès desquelles les pénitences des Saints et les souffrances des Martyrs sont peu de chose, quelle âme croyante pourrait les envisager sans crainte ?
Cette crainte est salutaire et conforme à l’esprit de Jésus-Christ. Le divin Maître veut que nous craignions, que nous craignions non seulement l’enfer, mais encore le purgatoire, sorte d’enfer mitigé. C’est pour nous inspirer cette sainte frayeur qu’il nous montre la prison du Juge suprême, d’où l’on ne sortira point avant que la dernière obole ne soit payée (1); et l’on peut étendre au feu du purgatoire ce qu’il dit du feu de la géhenne: Ne craignez point ceux qui font mourir le corps et qui ne peuvent rien sur l’âme; mais craignez celui qui peut jeter le corps et l’âme en enfer (2).
Miséricorde de Dieu
Toutefois l’intention du Sauveur n’est pas que nous ayons une crainte excessive et stérile, cette crainte qui tourmente les âmes et les abat, cette crainte sombre et sans confiance; non, il veut que notre crainte soit tempérée par une grande confiance en sa miséricorde; il veut que nous craignions le mal pour le prévenir et l’éviter; il veut que la pensée des flammes vengeresses stimule notre ferveur dans son service, et nous porte à expier nos fautes en ce monde plutôt qu’en l’autre. Il vaut mieux extirper maintenant nos vices, et expier nos péchés, dit l’Auteur de l’Imitation, que de remettre à les expier en l’autre monde (3). – Au reste si, malgré notre zèle à bien vivre et à satisfaire en ce monde, nous avons encore des craintes fondées d’avoir un purgatoire à subir, nous devons envisager cette éventualité avec une grande confiance en Dieu qui ne laisse pas sans consolation les âmes qu’il purifie par les souffrances.
Or pour donner à notre crainte ce caractère pratique et ce contrepoids de confiance, après avoir contemplé le purgatoire dans ses peines et ses rigueurs, il nous le faut considérer sous une autre face et à un autre point de vue, celui de la miséricorde de Dieu, qui n’y éclate pas moins que sa justice.
Si Dieu réserve aux moindres fautes des châtiments terribles dans l’autre vie, il ne les inflige point sans un tempérament de clémence; et rien ne montre mieux que le purgatoire l’admirable harmonie des perfections divines, puisque la plus sévère justice s’y exerce en même temps que la plus ineffable miséricorde. Si le Seigneur châtie les âmes qui lui sont chères, c’est dans son amour, selon cette parole: Je corrige et je châtie ceux que j’aime (4). D’une main il les frappe, de l’autre il les guérit, il leur offre miséricorde et rédemption en abondance: Quoniam apud Dominum misericordia, et copiosa apud eum redemptio (5).
(1) Matth. V, 26. – (2) Matth. X, 28. – (3) Imit. I, 24. – (4) Apol. III, 19. – (5) Ps. 129.
Cette miséricorde infinie de notre Père céleste doit être le fondement inébranlable de notre confiance et, à l’exemple des Saints, nous devons l’avoir toujours devant les yeux. Les Saints ne la perdaient point de vue; c’est pourquoi la crainte du purgatoire ne leur ôtait ni la paix ni la joie du Saint-Esprit.
Sainte Lidvine et le prêtre
Sainte Lidvine, qui connaissait si bien la rigueur effrayante des peines expiatrices, était animée de cet esprit de confiance et tâchait de l’inspirer aux autres. Un jour elle reçut la visite d’un prêtre pieux. Comme il se trouvait assis auprès du lit de la sainte malade avec d’autres personnes vertueuses, la conversation s’engagea sur les peines de l’autre vie. Le prêtre voyant dans les mains d’une femme un vase rempli de graine de sénevé, en prit occasion pour dire qu’il tremblait en pensant au feu du purgatoire; « néanmoins, ajouta-t-il, je voudrais y être pour autant d’années qu’il y a de petits grains dans ce vase; alors du moins j’aurais la certitude de mon salut. – Que dites-vous là, mon Père, reprit la Sainte ? Pourquoi si peu de confiance dans la miséricorde de Dieu ? Ah ! si vous saviez mieux ce que c’est que le purgatoire, quels tourments affreux on y endure ! – Que le purgatoire soit ce qu’il voudra, répondit-il, je persiste dans ce que j’ai dit. »
Ce prêtre mourut quelque temps après; et les mêmes personnes qui avaient été présentes à son entretien avec Lidvine, interrogeant la sainte malade sur l’état de son âme en l’autre monde, elle répondit: « Le défunt est bien, à cause de sa vie vertueuse; mais il serait mieux, s’il se fût confié davantage en la passion de Jésus-Christ, et s’il eût embrassé un sentiment plus doux au sujet du purgatoire. »
En quoi consistait le manque de confiance que la Sainte désapprouvait en ce bon prêtre ? Dans le sentiment où il était, qu’il est presque impossible de se sauver, et qu’on ne saurait guère entrer au ciel qu’après d’innombrables années de tourments. Cette idée est fausse et contraire à la confiance chrétienne. Le Sauveur est venu apporter la paix aux hommes de bonne volonté, et nous imposer comme condition de salut un joug suave et un fardeau qui n’est point pesant. – Ainsi, que votre volonté soit bonne et vous trouverez la paix, vous verrez s’évanouir les difficultés et les terreurs. La bonne volonté: tout est là. Soyez de bonne volonté, soumettez-vous à la volonté de Dieu, mettez sa sainte loi au-dessus de tout; servez le Seigneur de tout votre cœur, et il vous aidera si bien que vous arriverez en paradis avec une étonnante facilité: je n’aurais jamais cru, direz-vous, qu’il fût si facile d’entrer au ciel ! – Toutefois, je le répète, pour opérer en nous cette merveille de miséricorde, Dieu demande de notre part le cœur droit, la bonne volonté.
La bonne volonté consiste proprement à soumettre et à conformer notre volonté à celle de Dieu, qui est la règle de tout bon vouloir; et ce bon vouloir atteint sa plus haute perfection, quand on embrasse la volonté divine comme le bien suprême alors même qu’elle impose les plus grands sacrifices, les plus rigoureuses souffrances. Chose admirable ! l’âme ainsi disposée semble perdre le sentiment des douleurs. C’est que cette âme est animée de l’esprit d’amour, et, comme dit S. Augustin, quand on aime, on ne souffre pas, ou si l’on souffre on aime la souffrance: Aut si laboratur, labor ipse amatur.
Le vénérable Père Claude de la Colombière.
Il avait ce cœur aimant, cette bonne et parfaite volonté, le Vénérable Père Claude de la Colombière, de la Compagnie de Jésus, qui, dans sa Retraite spirituelle, exprimait ainsi ses sentiments: « Il ne faut pas laisser d’expier par la pénitence les dérèglements de sa vie; mais il le faut faire sans inquiétude, parce que le pis qui puisse arriver, quand on a bonne volonté, et qu’on est soumis à l’obéissance, c’est d’être longtemps en purgatoire, et l’on peut dire en un bon sens que ce n’est pas là un fort grand mal.
« Je ne crains point le purgatoire. Quant à l’enfer je n’en veux pas parler; car je ferais tort à la miséricorde de Dieu de craindre l’enfer le moins du monde, quand je l’aurais plus mérité que tous les démons. Mais le purgatoire, je ne le crains point: je voudrais bien ne l’avoir pas mérité, parce que cela ne s’est pu faire sans déplaire à Dieu; mais puisque c’est une chose faite, je suis ravi d’aller satisfaire à sa justice de la manière la plus rigoureuse qu’il soit possible d’imaginer, et même jusqu’au jour du jugement. Je sais que les tourments y sont horribles; mais je sais qu’ils honorent Dieu, et ne peuvent altérer les âmes, qu’on y est assuré de ne s’opposer jamais à la volonté de Dieu, qu’on ne lui saura point mauvais gré de sa rigueur, qu’on aimera jusqu’à sa sévérité, qu’on attendra avec patience qu’elle se soit entièrement satisfaite. Ainsi j’ai donné de tout mon cœur toutes mes satisfactions aux âmes du purgatoire, et cédé même à d’autres tous les suffrages qu’on fera pour moi après ma mort, afin que Dieu soit glorifié dans le paradis par des âmes qui auront mérité d’y être élevées à une plus grande gloire que moi. »
Voilà jusqu’où va la charité, l’amour de Dieu et du prochain, quand il a pris possession d’un cœur: il transforme, il transfigure la souffrance au point qu’elle perd son amertume et se change en douceur. Lorsque vous en serez venu, dit le livre de l’Imitation, à trouver douce la tribulation et à la goûter par amour pour Jésus-Christ, alors estimez-vous heureux, car vous avez trouvé le para dit sur la terre (Imit. II, 12). Ayons donc beaucoup d’amour de Dieu, beaucoup de charité, et nous craindrons peu le purgatoire: le Saint-Esprit nous rendra témoignage au fond du cœur, qu’étant enfants de Dieu, nous n’avons pas à redouter les châtiments d’un Père.
Chapitre 2
Confiance – Miséricorde de Dieu envers les âmes – Il les console.
Il est vrai que tous ne sont pas à ce haut degré de charité; mais il n’est personne qui ne puisse avoir confiance dans la divine miséricorde. Cette miséricorde est infinie, et elle donne la paix à toutes les âmes qui l’ont bien devant les yeux et se confient en elle. – Or la miséricorde de Dieu s’exerce au sujet du purgatoire de trois manières:
- en consolant les âmes;
- en mitigeant leurs peines;
- en nous donnant à nous-mêmes avant la mort mille moyens d’éviter le purgatoire.
Sainte Catherine de Gênes
D’abord Dieu console les âmes du purgatoire: il les console par lui-même, par la Sainte Vierge et par les saints anges. Il console les âmes en les remplissant au plus haut degré de foi, d’espérance et d’amour divin, vertus qui produisent en elles la conformité à la volonté divine, la résignation, la patience la plus parfaite. « Le Seigneur, écrit sainte Catherine de Gênes, imprime à l’âme du purgatoire un tel mouvement d’amour attractif, qu’il serait suffisant pour l’annihiler si elle n’était immortelle. Illuminée et enflammée par cette pure charité, autant elle aime Dieu, autant elle déteste la moindre souillure qui lui déplaît, le moindre obstacle qui l’empêche de s’unir à lui. Ainsi, si elle pouvait découvrir un autre purgatoire, plus terrible que celui dans lequel elle se trouve, cette âme s’y précipiterait, vivement poussée par l’impétuosité de l’amour qui existe entre Dieu et elle, afin de se délivrer plus vite de tout ce qui la sépare du souverain bien (Traité du purgatoire chap. 9.). »
« Ces âmes, dit encore la même Sainte, sont intimement unies à la volonté de Dieu, et si complètement transformées en elle, que toujours elles sont satisfaites de sa très sainte ordonnance. » – « Les âmes du purgatoire n’ont plus d’élection propre; elles ne peuvent plus vouloir que ce que Dieu veut. Elles reçoivent ainsi avec la soumission la plus parfaite tout ce que Dieu leur donne; et ni plaisir, ni contentement, ni peine, ne peuvent jamais les faire se replier sur elles-mêmes (Ibid. chap. 13 et 14.). ».
Le frère de sainte Madeleine de Pazzi
Sainte Madeleine de Pazzi, après la mort d’un de ses frères, étant allée au chœur prier pour lui, vit son âme en proie à des souffrances excessives. Touchée de compassion, elle fondit en pleurs et s’écria d’une voix lamentable: « Frère, misérable et bienheureux tous ensemble ! ô âme affligée et pourtant contente ! ces peines sont intolérables, et cependant elles sont supportées. Que n’est-il donné de les comprendre à ceux qui manquent de courage pour porter leurs croix ici-bas ! Pendant que vous étiez dans ce monde, ô mon frère, vous ne vouliez pas m’écouter, et maintenant vous désirez ardemment que je vous écoute. O Dieu également juste et miséricordieux ! soulagez ce frère qui vous servit dès son enfance. Regardez votre bonté, je vous en conjure, et usez de votre grande miséricorde à son égard. O Dieu très juste ! s’il n’a pas toujours été attentif à vous plaire, du moins il n’a jamais méprisé ceux qui faisaient profession de vous servir fidèlement. »
Le jour où elle eut cette célèbre extase pendant laquelle elle parcourut les diverses prisons du purgatoire, ayant de nouveau aperçu l’âme de son frère: « Pauvre âme, lui dit-elle, que vous êtes souffrante ! et cependant vous vous réjouissez. Vous brûlez, et vous êtes contente; c’est que vous savez bien que ces peines doivent vous conduire à une grande et inénarrable félicité. Que je me trouverais heureuse, si je ne devais jamais souffrir davantage ! Demeurez ici, mon frère, et achevez en paix votre purification. »