Gamaliel
Un important personnage se tient près de cette même colonne – je la reconnais à sa situation près des ouvertures du Trésor et de l’escalier qui mène à l’autre cour -. De toute évidence, c’est un pharisien, comme le montrent ses vêtements et d’après mon conseiller intérieur.
À en juger à son aspect, c’est un homme qui va sur la soixantaine. Il doit avoir de cinquante-cinq à soixante ans. Il est grand, de noble allure et a même de beaux traits fortement sémitiques n doit avoir le front haut, mais il n’est pas découvert à cause d’un étrange couvre-chef qui le recouvre presque jusqu’aux sourcils; épais et droits, ceux-ci ombrent deux yeux très intelligents, pénétrants, noirs, très longs et enfoncés aux côtés du nez; ce dernier descend tout droit du front, il est long et fin, avec des narines palpitantes, et se courbe légèrement en bas, à la pointe. Ses joues sont ivoire foncé et plutôt creusées sans que cela soit dû à une quelconque émaciation, mais plutôt à la conformation du visage. Il a une bouche plutôt grande aux lèvres fines, mais belle, ombrée par une moustache qui n’en dépasse pas les angles et se joint à une barbe taillée au carré, qui ne descend pas de plus de trois doigts sous le menton. Sa moustache et sa barbe, bien soignées, sont tellement grisonnantes qu’elles en paraissent plus blanches que noires, comme elles devaient l’être initialement et comme on peut encore le deviner à de rares poils d’un noir si prononcé qu’il tire sur le bleu.
Mais ce qui me frappe, c’est son habillement. Il porte sur la tête un couvre-chef fait d’une toile de lin plutôt rigide qui entoure le front et se ferme sur la nuque comme la coiffe des infirmières de la Croix-Rouge. 50 Le pan libre retombe, au-dessus de la fermeture, sur le cou et descend jusqu’aux épaules. Il s’agit d’une espèce de capuche, en gros, mais à adapter chaque fois. En revanche, son vêtement est fait de la manière suivante: dessous, une longue robe — elle descend jusqu’à terre et couvre les pieds, que je ne vois pas — en lin très pur, très ample, avec des manches longues et larges, maintenue à la taille par une riche ceinture qui est un galon muni de cordons. La robe est garnie d’ourlets brodés très larges. Sur cette robe se trouve une sorte de vêtement très curieux. De derrière, on dirait une chasuble de prêtre: une pièce d’étoffe toute brodée qui pend des épaules jusqu’aux genoux, ouverte sur les côtés. Devant, elle descend en V jusqu’à l’endroit où finit le sternum en faisant des plis: trois de chaque côté, et sur le sternum elle est retenue par une plaque travaillée en métal précieux qui ressemble à la boucle d’une ceinture précieuse; quant à celle-ci, elle s’attache aux côtés arrière de la chasuble (appelons-la comme cela), mais sans être serrée: à peine de quoi maintenir tout en place. Au-delà de cette boucle, la chasuble descend sans plis jusqu’aux genoux.
Ce gribouillage voudrait décrire l’avant de cette partie du vêtement du pharisien. Ne vous moquez pas de moi. Tout autour de ses bords, cette étrange veste a des rubans placés comme ceci, bleus et très épais. Ces rubans placés en frange se retrouvent aussi sur les bords d’un ample manteau en tissu très délicat. On dirait presque de la soie tant il est souple et léger, ce doit être du lin ou de la laine filée très fin, mais à sa blancheur, je pencherais pour le lin. Ce manteau est si large qu’il suffirait à couvrir trois personnes. Il est maintenant ouvert et pend des épaules jusqu’à terre, où il s’amoncelle en plis fastueux.
Ce pharisien a les mains et les bras croisés sur la poitrine, et il regarde sévèrement quelque chose, je dirais même avec dégoût. Il n’est pourtant pas méprisant, plutôt affligé.
Voilà la première partie de la vision, que j’ai décrite au présent pour lui donner davantage de vivacité, d’autant qu’elle est actuellement aussi présente à ma vue qu’hier soir. Si vous saviez comme j’ai examiné le vêtement du pharisien! Je pourrais décrire et dessiner, si j’en étais capable, les entrelacs de la boucle précieuse et les grecques des bordures brodées.
Saul (Avant de devenir Saint Paul)
Dans un second temps, j’ai vu un jeune homme venir devant le pharisien, un Hébreu à coup sûr, aux caractéristiques nettes, et même un Hébreu laid. Il est courtaud, trapu, je dirais presque un peu rachitique, les jambes très courtes et grosses, un peu écartées: je le vois bien parce qu’il a un vêtement court comme quelqu’un qui s’apprête à partir en voyage, aux dires de mon conseiller intérieur… Son vêtement est grisâtre. Il a des bras courts eux aussi et musclés, un cou court et gros qui soutient une tête assez grosse, brune, aux cheveux courts et rêches, aux oreilles plutôt proéminentes; ses lèvres sont charnues, son nez fortement camus, ses pommettes hautes et saillantes, son front bombé et haut, et ses yeux. tout sauf doux! Plutôt bovins, au regard dur, irrité. Et pourtant ces yeux, noirs sous des sourcils broussailleux et ébouriffés, sont des yeux superbes. Ils font réfléchir. Sa barbe n’est pas longue, mais ses joues paraissent noircies à l’ombre d’une barbe épaisse, qui doit être aussi hirsute que les cheveux. Décidément, c’est un homme laid aussi bien de corps que de visage. Il semble même un peu bossu du côté de l’épaule gauche. Il n’empêche qu’il frappe et attire en dépit de son aspect laid et de son air mauvais.
Il s’avance vers le pharisien et lui dit, de ses grosses lèvres, quelque chose que je ne comprends pas.
Le pharisien répond:
« Je n’approuve pas la violence, en aucun cas. Tu ne me feras jamais adhérer à un dessein violent. Je l’ai même dit publiquement.
– Veux-tu donc protéger ces blasphémateurs que sont les disciples du Nazaréen
– Je protège la justice. Or celle-ci nous enseigne qu’il convient de juger avec prudence. Je l’ai dit: « Si cela vient de Dieu, cela résistera, sinon cela disparaîtra tout seul. » Mais je ne veux pas me souiller les mains d’un sang dont je ne sais s’il mérite la mort.
– C’est toi, un pharisien et un docteur, qui parle ainsi? Tu ne crains pas le Très haut?
– Plus que toi! Mais je pense et je me souviens… Alors que tu n’étais qu’un enfant, pas encore un enfant de la Loi, j’enseignais dans ce Temple avec le rabbin le plus sage de l’époque… Or notre sagesse a reçu une leçon qui nous a fait réfléchir tout le reste de notre vie. Les yeux du sage se sont fermés sur le souvenir de ce moment-là, et son esprit sur l’étude de cette vérité qui se révélait aux gens honnêtes. Les miens ont continué à veiller, et mon Intelligence à penser et à coordonner les choses… J’ai entendu le Très-Haut parler par la bouche d’un petit enfant, qui est ensuite devenu un homme, un juste, et qui fut mis à mort parce qu’il était juste. 50 Or ces paroles ont été corroborées par les faits. pauvre de moi qui n’avais pas compris plus tôt! Pauvre peuple d’Israël!
– Malédiction! Tu blasphèmes! Il n’y a plus de salut si les maîtres d’Israël blasphèment le vrai Dieu.
– Ce n’est pas moi qui ai blasphémé, mais tous! Et nous avons continué à blasphémer. C’est à juste titre que tu dis: il n’y a plus de salut!
– Tu me fais horreur.
– Dénonce-moi au Sanhédrin comme celui qui a été lapidé. Ce sera l’heureux début de ta mission et je serai pardonné, grâce à mon sacrifice, de ne pas avoir compris le Dieu qui passait. »
Le procès d’Étienne
Le jeune homme laid s’en va impoliment et la vision s’arrête là. Ce matin, elle se présente très nettement à ma mémoire, mais précédée par un événement qui me la fait comprendre.
Je vois la salle du sanhédrin, la même que celle qui a accueilli mon Jésus dans la nuit du jeudi-saint au vendredi-saint, disposée à l’identique. Le grand-prêtre et les autres sont sur leur siège. Au centre de la pièce, à l’endroit où se trouvait Jésus, se tient maintenant un jeune homme qui doit avoir vingt-cinq ans. Il est grand et beau. Autour de lui, il y a des hommes d’armes et des élèves du sanhédrin — j’ignore si c’est le terme exact —, mais ils me paraissent être des étudiants au service des rabbins, donc des élèves.
Étienne doit avoir déjà parlé, car le tumulte est à son comble et ne diffère en rien du chahut qui a accompagné la sortie de Jésus de la pièce. Coups de poing, malédictions et blasphèmes sont lancés à l’encontre du diacre Étienne, accompagnés de coups brutaux sous lesquels il chancelle, tandis qu’on le tire férocement de ci et de là.
Mais lui garde calme et dignité. Plus que du calme, de la joie. Le visage inspiré et lumineux, sans s’occuper des crachats qui lui coulent sur la figure ni d’un filet de sang qui descend de son nez frappé violemment, il lève les yeux et sourit à une vision qu’il est le seul à remarquer. Il ouvre les bras en croix et les lève comme pour embrasser, et tombe à genoux ainsi, en adoration, tout en s’exclamant: « Je vois les cieux ouverts et le Fils de l’homme, Jésus de Nazareth, le Christ de Dieu que vous avez tué, debout à la droite de Dieu! »
La horde perd alors le dernier soupçon d’humanité et de légalité qui lui restait et, avec la furie d’une meute de chiens de garde enragés, ils se déchaînent sur le diacre, le mordent, le saisissent, le relèvent à coups de poing, en le tirant par les cheveux, ils le font de nouveau tomber et le traînent encore, la furie s’opposant même à la furie, puisque dans la rixe ceux qui essaient de tirer le martyr contrecarrent ceux qui le foulent aux pieds.
Parmi les plus véhéments et les plus cruels se trouve le jeune homme laid que j’ai vu parler au rabbin pharisien et qu’on appelle Saul. Cela me déplaît pour l’Apôtre. mais j’ai l’impression qu’il était un voyou avant d’appartenir au Christ…
Je vois également le docteur pharisien; c’est l’un des rares à ne pas avoir pris part à la mêlée, tout comme il a gardé le silence durant l’accusation et à la condamnation — avec lui, il me semble voir aussi Nicodème, dans un coin un peu sombre —. Ce docteur pharisien, dégoûté par cette scène illégale et féroce, se drape dans son ample manteau et se dirige vers une sortie opposée à celle vers laquelle la bande des bourreaux est tournée.
Ce mouvement n’échappe pas à Saul, qui crie: « Rabbi, tu t’en vas? »; puis, comme l’autre semble ne pas avoir compris que la question s’adresse à lui, Saul précise: « Rabbi Gamaliel, tu te détournes de ce jugement? »
Gamaliel se retourne tout d’une pièce et, avec un regard froid et hautain, il se contente de répondre: « Oui. » Mais c’est un oui qui vaut tout un discours…
Saul comprend et, abandonnant la meute, il court vers lui. « Tu ne veux pas dire par là, maître, que tu désapprouves notre condamnation? »
Silence.
« Cet homme est doublement coupable pour avoir renié la Loi en suivant un Samaritain possédé par Belzébuth et pour l’avoir fait après avoir été ton élève. »
Silence.
« Serais-tu donc disciple de ce malfaiteur nommé Jésus?
– Je ne le suis pas. Mais s’il était celui qu’il disait être, je prie le Très haut pour que je le devienne.
– Horreur!
– Il n’est pas d’horreur qui tienne. Chacun a une intelligence pour s’en servir et une liberté pour la mettre en pratique. 50 Que chacun l’utilise selon cette liberté que Dieu nous a donnée et cette lumière qu’il a mise dans le cœur de chacun. Les justes l’emploieront pour le bien, les mauvais pour le mal. Adieu. » Et il s’en va sans autre préoccupation.
La lapidation de Saint-Étienne
Saul rejoint les bourreaux dans la cour et sort avec eux du Temple puis des portes de la ville, tandis que les coups et les railleries continuent.
Hors des murs, à un endroit inculte et rocailleux, les bourreaux se regroupent en cercle. Au centre se trouve le condamné, les vêtements lacérés et déjà plein de blessures sanglantes. Tous retirent leurs vêtements du dessus et restent en tunique courte, comme celle de Saul dans la vision d’hier soir. Ces vêtements sont confiés à Saul, qui ne prend pas part à la lapidation. J’en ignore la raison: est-ce parce qu’il est trop petit et conscient de son incapacité à viser juste, ou bien a-t-il été touché par les paroles de Gamaliel? Le fait est que Saul reste en vêtement long et en manteau et qu’il garde les habits des autres pendant que ceux-ci achèvent le martyr à coups de pierres (les pierres abondent à cet endroit, qu’il s’agisse de cailloux ronds ou de silex pointus).
Étienne reçoit les premiers coups debout, un sourire de pardon sur les lèvres. Auparavant, il avait salué Saul. Il lui a dit, pendant que la meute formait le cercle et que Saul était occupé à rassembler les vêtements: « Mon ami, je t’attends sur les voies du Christ. » Ce à quoi Saul avait rétorqué: « Porc! Obsédé! », en accompagnant ces qualificatifs d’un vigoureux coup de pied.
Puis Étienne vacille et, sous les coups qui pleuvent, il tombe à genoux en disant: « Seigneur Jésus, reçois mon esprit! » D’autres coups atteignent sa tête blessée, le font s’abattre et, pendant qu’il tombe et se couche la tête dans son sang, au milieu des pierres, il expire en murmurant: « Seigneur, Père. pardonne-leur. ne leur garde pas rancune de leur péché. Ils ne savent pas ce que… » La mort lui coupe la phrase sur les lèvres.
Les bourreaux jettent une dernière pluie de pierres sur le mort et l’ensevelissent presque sous cette avalanche de pierres. Puis ils se rhabillent et s’en vont. Ils retournent au Temple et les plus exaltés, ivres d’un zèle satanique, se présentent au grand-prêtre afin d’avoir carte blanche pour persécuter.
Saul est le plus ardent. Dès qu’il a obtenu la lettre d’autorisation — un parchemin portant le sceau du Temple en rouge —, il sort. 50 Il ne perd pas de temps. Il se prépare au voyage et à la persécution. Le sang d’Étienne lui a fait l’effet du rouge sur un taureau, ou du vin sur un alcoolique. Il l’a rendu furieux. Il est plus laid que jamais. Que l’Apôtre m’excuse, mais il me faut dire ce que je vois.
Alors qu’il attend je ne sais qui, il voit Gamaliel appuyé à la colonne et se dirige vers lui. J’ai l’impression que Saul était de ceux qui ne laissent jamais tomber une dispute, mais ne cessent de repartir à l’assaut avec l’insistance d’une mouche, dans le mal d’abord, dans le bien plus tard.
Je revois exactement la scène d’hier soir, que je ne vous répète donc pas. Rien d’autre.
Je n’avais pas reconnu Gamaliel, beaucoup plus vieux qu’à l’époque du débat avec l’Enfant-Jésus, surtout avec ce couvre-chef qu’il ne portait pas alors. Mais je dis la vérité. Jusqu’ici, il m’avait plu. Mais, maintenant, il me plaît davantage encore. Il m’impose le respect. Je ne sais s’il est mort chrétien. Mais je le souhaite, car il me semble qu’il l’aurait mérité. Il était juste.
Vous le voyez, il m’était impensable de penser avoir cette vision, surtout pour ce qui concerne Gamaliel. Mais elle était si nette! C’était l’une des plus nettes et des plus insistantes. Je pourrais indiquer le nombre de personnes, de pierres et de coups, tant les détails étaient précis.