La route est entièrement silencieuse. Seule l’eau d’une fontaine qui retombe dans un bassin de pierre rompt le profond silence. Le long des murs des maisons, du côté de l’orient, il y a encore de l’obscurité, alors que de l’autre côté la lune commence à blanchir le sommet des maisons et là où la route s’élargit pour former une petite place voilà que la clarté laiteuse et argentée de la lune descend pour embellir aussi les cailloux et la terre de la route. Mais sous les nombreux archivoltes qui vont d’une maison à l’autre, semblables à des pont-levis ou à des étais pour ces vieilles maisons aux ouvertures peu nombreuses sur les rues, et qui à cette heure sont toutes closes et sombres comme si c’étaient des maisons abandonnées, c’est l’obscurité complète, et la torche rougeâtre portée par Simon acquiert une singulière vivacité et une utilité encore plus grande. Les visages, dans cette lumière rouge et mobile, se montrent avec un relief net et tous, tant qu’ils sont, révèlent autant d’état d’âme différents.
Le plus solennel et le plus calme, c’est celui de Jésus. Pourtant la fatigue le vieillit en y faisant paraître des lignes inhabituelles qui font déjà apparaître la future effigie de son visage recomposé dans la mort.
Jean, qui est à côté de Lui, tourne un regard étonné, dolent sur tout ce qu’il voit. On dirait un enfant terrorisé par quelque récit qu’il a entendu ou quelque promesse effrayante et qui demande de l’aide à qui il sait être plus que lui. Mais qui peut l’aider ?
Simon, qui est de l’autre côté de Jésus, a le visage fermé, sombre, de quelqu’un qui rumine des pensées atroces, et c’est encore le seul qui après Jésus montre un aspect plein de dignité.
Les autres, qui en deux groupes ne cessent de se déformer, sont tous en fermentation. De temps à autre la voix rauque de Pierre ou celle de baryton de Thomas s’élèvent avec une résonance étrange. Puis ils baissent la voix comme effrayés de ce qu’ils disent. Ils discutent sur ce qu’il faut faire, et l’un propose une chose et l’autre une autre. Mais toutes les propositions tombent car réellement va commencer “l’heure des ténèbres” et les jugements humains restent obscurs et confus.
“Il fallait me le dire plus tôt” dit Pierre fâché.
“Mais personne n’a parlé. Pas le Maître…”
“Oui ! Justement Lui te le disait. Mais, frère ! Il semble que tu ne le connaisses pas !…”
“Moi je ressentais quelque trouble et j’ai dit : “Allons mourir avec Lui”. Vous vous le rappelez ? Mais, par notre Très Saint Dieu, si j’avais su que c’était Judas de Simon !…” tonne Thomas d’une voix menaçante.
“Et que voulais-tu faire ?” demande Barthélemy.
“Moi ? Je le ferais encore maintenant si vous m’aidiez !”
“Quoi ? Tu partirais pour le tuer ? Et où ?”
“Non. J’éloignerais le Maître. C’est plus simple.”
“Il ne viendrait pas !”
“Je ne Lui demanderais pas de venir. Je l’enlèverais comme on enlève une femme.”
“Ce ne serait pas une mauvaise idée !” dit Pierre. Et, impulsif, il revient en arrière, se met dans le groupe des deux fils d’Alphée qui avec Matthieu et Jacques parlent doucement comme des conjurés.
“Écoutez : Thomas dit d’éloigner Jésus. Tous ensemble. On pourrait… du Get-Samni par Bethphagé à Béthanie et de là… en route pour quelque endroit. Le faisons-nous ? Une fois Lui mis en lieu sûr, on revient et on extermine Judas.”
“C’est inutile. Israël n’est qu’une trappe” dit Jacques d’Alphée.
“Et maintenant elle est tout près de se fermer. On le comprenait. Trop de haine !”
“Mais, Matthieu ! Tu me fais enrager ! Tu avais plus de courage quand tu étais pécheur ! Philippe, parle.”
Philippe, qui vient tout à fait seul et paraît se faire un monologue, lève le visage et s’arrête. Pierre le rejoint et ils parlent entre eux. Puis ils rejoignent le groupe de tout à l’heure. “Moi, je dirais que le meilleur endroit, c’est dans le Temple” dit Philippe.
“Es-tu fou ?” crient les cousins, Matthieu et Jacques. “Mais si là on veut sa mort !”
“Chut ! Quel vacarme ! Je sais ce que je dis. Ils le chercheront partout, mais pas là. Toi et Jean avez de bonnes amitiés parmi les serviteurs d’Anna. On donne une bonne poignée d’or… et tout est fait. Croyez-le ! Le meilleur endroit pour cacher quelqu’un que l’on recherche, c’est la maison du geôlier.”
“Moi, je ne le fais pas” dit Jacques de Zébédée. “Mais écoute aussi les autres, Jean pour commencer. Et si ensuite ils l’arrêtent ? Je ne veux pas qu’on dise que c’est moi le traître…”
“Je n’y avais pas pensé. Et alors ?” Pierre est anéanti.
“Et alors je dirais qu’il faut faire une chose par pitié. La seule que nous puissions : éloigner la Mère” dit Jude d’Alphée.
“Bon !… Mais… qui y va ? Qu’est-ce qu’on lui dit ? Vas-y toi, son parent.”
“Moi, je reste avec Jésus. C’est mon droit. Vas-y toi.”
“Moi ?! Je me suis armé d’une épée pour mourir comme Eléazar de Saura. Je traverserai des légions pour défendre mon Jésus et je frapperai sans retenue. Si la force de ceux qui sont plus nombreux me tue, n’importe. Je l’aurai défendu” proclame Pierre.
“Mais es-tu vraiment sûr que c’est l’Iscariote ?” demande Philippe au Thaddée.
“J’en suis sûr. Aucun de nous n’a un cœur de serpent. Il n’y a que lui… Va, Matthieu, trouver Marie et dis-lui…”
“Moi ? La tromper ? La voir, ignorante, à côté de moi, et puis ?… Ah ! non. Je suis prêt à mourir, mais pas à trahir cette colombe…”
Les voix se confondent en un murmure.
“Tu entends ? Maître, nous t’aimons” dit Simon.
“Je le sais. Je n’ai pas besoin de ces paroles pour le savoir. Et si elles donnent la paix au cœur du Christ, elles blessent son âme.”
“Pourquoi, mon Seigneur ? Ce sont des paroles d’amour.”
“D’un amour tout humain. En vérité, en ces trois ans, je n’ai rien fait, car vous êtes encore plus humains qu’à la première heure. Il fermente en vous tous les ferments les plus fangeux, ce soir. Mais ce n’est pas votre faute…”
“Sauve-toi, Jésus !” dit Jean en gémissant.
“Je me sauve.”
“Oui ? Oh ! mon Dieu, merci !” Jean paraît une fleur qui plie en se desséchant et qui redevient fraîche sur sa tige. “Je le dis aux autres. Où allons-nous ?”
“Moi à la mort. Vous à la Foi.”
“Mais n’avais-tu pas dit maintenant que tu te sauves ?” Le préféré est de nouveau accablé.
“Je me sauve, en fait, je me sauve. Si je n’obéissais pas au Père, je me perdrais. J’obéis, donc je me sauve. Mais ne pleure pas ainsi ! Tu es moins brave que les disciples de ce philosophe grec dont je t’ai parlé un jour. Eux restèrent près de leur maître que faisait mourir la ciguë, pour le réconforter par leur virile douleur. Toi… tu sembles un enfant qui a perdu son père.”
“Et n’en est-il pas ainsi ? C’est plus que si je perdais mon père ! Je te perds Toi…”
“Tu ne me perds pas puisque tu continues de m’aimer. Est perdu quelqu’un qui est séparé de nous par l’oubli sur la Terre et par le jugement de Dieu dans l’au-delà. Mais nous ne serons pas séparés. Jamais. Ni par celui-ci, ni par celui-là.”
Mais Jean n’entend pas raison.
Simon s’approche encore plus près de Jésus et Lui confie à voix basse : “Maître… moi… Simon Pierre et Moi, nous espérions faire quelque chose de bon… Mais… Toi qui sais tout, dis-moi : dans combien d’heures penses-tu être capturé ?”
“Avant que la lune ne soit au sommet de son arc.”
Simon fait un geste de douleur et d’impatience, pour ne pas dire de dépit. “Alors tout a été inutile… Maître, je vais t’expliquer. Tu as presque reproché à Simon Pierre et à moi de t’avoir laissé seul dans ces derniers jours… Mais nous nous éloignions pour Toi… Par amour pour Toi. Pierre, dans la nuit de lundi, impressionné par tes paroles, est venu me trouver pendant mon sommeil et il m’a dit : “Toi et Moi, je me fie à toi, nous devons faire quelque chose pour Jésus. Même Judas a dit vouloir s’en occuper” Oh ! pourquoi n’avons-nous pas compris alors ? Pourquoi ne nous as-tu rien dit, Toi ? Mais dis-moi : tu ne l’as dit à personne ? Vraiment à personne ? Peut-être l’as-tu compris seulement il y a quelques heures ?”
“Je l’ai toujours su. Avant même qu’il fût au nombre des disciples. Et pour que son crime ne fût pas parfait, du côté divin et du côté humain, j’ai cherché de toutes les manières de l’éloigner de Moi. Ceux qui veulent que je meure sont les bourreaux de Dieu. Lui, mon disciple et ami, est aussi le Traître, le bourreau de l’homme. Mon premier bourreau car il m’a déjà fait mourir par l’effort de l’avoir à côté de Moi, à ma table, et de devoir le protéger de Moi-même contre vous.”
“Et personne ne le sait ?”
“Jean. Je lui l’ai dit à la fin de la Cène. Mais qu’avez-vous fait ?”
“Et Lazare ? Il ne sait vraiment rien Lazare ? Aujourd’hui nous sommes allés chez lui. En effet, il est venu de grand matin, a sacrifié et est reparti, sans même s’arrêter à son palais et sans aller au Prétoire, car lui y va toujours par suite d’une habitude prise par son père. Et Pilate, tu le sais, est dans la ville, ces jours-ci…”
“Oui. Ils y sont tous. Il y a Rome, la nouvelle Sion, avec Pilate. Il y a Israël avec Caïphe et Hérode. Il y a tout Israël, car la Pâque a rassemblé les enfants de ce peuple au pied de l’autel de Dieu… As-tu vu Gamaliel ?”
“Oui. Pourquoi me le demandes-tu ? Je dois le revoir aussi, demain…”
“Gamaliel, ce soir est à Bethphagé. Je le sais. Quand nous serons arrivés au Gethsémani tu iras trouver Gamaliel et tu lui diras : “Sous peu tu auras le signe que tu attends depuis vingt et un ans”. Rien d’autre. Et puis tu reviendras avec tes compagnons.”
“Mais comment le sais-tu ? Oh ! Maître, mon pauvre Maître qui n’as même pas le réconfort d’ignorer les œuvres d’autrui !”
“Tu dis bien ! Le réconfort d’ignorer ! Pauvre Maître ! Car il y a plus d’œuvres mauvaises que de bonnes. Mais je vois aussi celles qui sont bonnes et je m’en réjouis.”
“Alors tu sais que…”
“Simon, c’est l’heure de ma passion. Pour la rendre plus complète, le Père me retire la lumière à mesure qu’on approche. D’ici peu, je n’aurai que ténèbres et la contemplation de ce que sont les ténèbres : c’est-à-dire tous les péchés des hommes. Tu ne peux, vous ne pouvez pas comprendre. Personne, à moins d’y être appelé par Dieu pour une mission spéciale, ne comprendra cette passion dans la grande Passion. Puisque l’homme est matériel, même dans l’amour et dans la méditation, il y en aura qui pleureront et souffriront à cause des coups que j’ai reçus, et de mes tortures de Rédempteur, mais on ne mesurera pas cette torture spirituelle qui, croyez-le vous qui m’écoutez, sera la plus atroce… Parle-moi donc, Simon. Guide-moi sur les sentiers où ton amitié est allée pour Moi, car je suis un pauvre qui perd la vue et qui voit des fantômes, et non des choses réelles…”
Jean le serre contre lui et demande : “Quoi ? Tu ne vois plus ton Jean ?”
“Je te vois, mais les fantômes surgissent du brouillard de Satan, visions de cauchemar et de douleur. Nous sommes tous enveloppés dans ce miasme d’enfer, ce soir. En Moi, il cherche à créer la lâcheté, la désobéissance et la douleur. En vous, il créera la déception et la peur. En d’autres, qui pourtant ne sont ni peureux ni criminels, il amènera le crime et l’effroi. En d’autres, qui déjà appartiennent à Satan, il donnera la perversion surnaturelle. Je parle ainsi car leur perfection dans le mal sera telle qu’elle dépassera les possibilités humaines et atteindra la perfection qui est toujours dans le surhumain. Parle, Simon.”
“Oui. Depuis mardi, nous ne faisons que nous déplacer pour savoir, pour prévenir, pour chercher de l’aide.”
“Et qu’avez-vous pu faire ?”
“Rien, ou bien peu.”
“Et le peu sera “rien” quand la peur paralysera les cœurs.”
“Je me suis heurté aussi à Lazare… La première fois que cela m’arrive… Heurté car il me paraît inerte… Lui pourrait agir. C’est un ami du Gouverneur. C’est toujours le fils de Théophile ! Mais Lazare a repoussé toutes mes propositions. Je l’ai quitté en criant : “Je pense que l’ami dont parle le Maître, c’est toi ! Tu me fais horreur !” et je ne voulais plus retourner chez lui. Mais, ce matin, il m’a appelé et m’a dit : “Peux-tu encore penser que je suis le traître ?” J’avais déjà vu Gamaliel, et Joseph et Chouza, et Nicodème et Manaën, et enfin ton frère Joseph… et je ne pouvais plus croire cela. Je lui ai dit : “Pardonne-moi, Lazare. Mais je sens ma pensée bouleversée plus que quand j’étais moi-même un condamné”. Et c’est ainsi, Maître… Je ne suis plus moi… Mais pourquoi souris-tu ?”
“Parce que cela confirme ce que je t’ai dit auparavant. Le brouillard de Satan t’enveloppe et te trouble. Qu’a répondu Lazare ?”
“Il a dit : “Je te comprends. Viens aujourd’hui avec Nicodème. J’ai besoin de te voir”. Et j’y suis allé pendant que Simon Pierre allait chez les galiléens, car ton frère qui vient de si loin sait plus de nouvelles que nous. Il dit qu’il a été informé par hasard en parlant avec un vieux galiléen, ami d’Alphée et de Joseph, qui habite près des marchés.”
“Ah !… oui… Un grand ami de la maison…”
“Il est ici avec Simon et les femmes. Il y a aussi la famille de Cana.”
“J’ai vu Simon.”
“Eh bien, Joseph, par son ami, qui est ami aussi de quelqu’un du Temple qui est devenu son parent par les femmes, a su qu’est décidée ta capture, et il a dit à Pierre : “Je l’ai toujours combattu, mais par amour et tant qu’il était encore fort. Mais maintenant qu’il devient comme un enfant à la merci de ses ennemis, moi, son parent qui l’ai toujours aimé, je suis avec Lui. C’est un devoir de sang et de cœur”
Jésus sourit en reprenant pour un instant le visage serein des heures de joie.
“Et Joseph a dit à Pierre : “Les pharisiens de Galilée sont des aspics comme tous les pharisiens. Mais la Galilée n’est pas toute pharisienne. Et il y a ici beaucoup de galiléens qui l’aiment. Allons leur dire de se rassembler pour le défendre. Nous n’avons que des couteaux, mais les bâtons aussi sont des armes quand on les manie bien. Et, si les milices romaines n’interviennent pas, nous aurons , vite raison de cette lâche canaille que sont les sbires du Temple”. Et Pierre est allé avec lui. Moi, pendant ce temps, j’allais chez Lazare, avec Nicodème. Nous avions décidé de le persuader de venir avec nous et d’ouvrir la maison pour rester avec Toi. Il nous a dit : “Je dois obéir à Jésus et rester ici. Pour souffrir le double…” Est-ce vrai ?”
“C’est vrai, Je lui ai donné cet ordre.”
“Pourtant il m’a donné les épées, elles sont à lui : une pour moi, une pour Pierre. Chouza aussi voulait me donner des épées. Mais… que sont deux lames de fer contre tout un monde ? Chouza ne peut croire que soit vrai ce que tu dis. Il jure que lui ne sait rien et qu’à la cour on ne pense qu’à jouir de la fête… Une ripaille comme à l’ordinaire. Si bien qu’il a dit à Jeanne de se retirer dans une de leurs maisons en Judée. Mais Jeanne veut rester ici, renfermée dans son palais comme si elle n’y était pas. Mais elle ne s’éloigne pas. Elle a avec elle Plautina, Anne et Nique, et deux dames romaines de la maison de Claudia. Elles pleurent, prient et font prier les innocents. Mais ce n’est pas un temps de prière. C’est un temps de sang. Je sens renaître en moi le “zélote” et je brûle de tuer pour faire vengeance !…”
“Simon, si j’avais voulu te faire mourir maudit, je ne t’aurais pas enlevé à la désolation !…” Jésus est très sévère.
“Oh ! pardon, Maître… pardon. Je suis comme ivre, je délire.”
“Et Manaën, que dit-il ?”
“Manaën dit que cela ne peut être vrai, et que si c’était vrai, lui te suivra même au supplice.”
“Comme tous vous avez confiance en vous !… Que d’orgueil il y a dans l’homme ! Et Nicodème et Joseph ? Que savent-ils ?”
“Rien de plus que moi. Il y a quelque temps, dans une assemblée. Joseph s’en est pris au Sanhédrin. Il les traita d’assassins parce qu’ils voulaient tuer un innocent, et il dit : “Tout est illégal là dedans. Lui le dit bien : c’est l’abomination dans la maison du Seigneur. Cet autel sera détruit car il est profané”. Ils ne le lapidèrent pas parce que c’est lui. Mais depuis lors ils l’ont tenu dans l’ignorance totale. Seuls Gamaliel et Nicodème sont restés ses amis. Mais le premier ne parle pas et le second… Ni lui ni Joseph n’ont plus été convoqués au Sanhédrin pour les décisions les plus vraies. Il se réunit illégalement ici et là, à des heures différentes, car ils ont peur d’eux et de Rome. Ah ! j’oubliais !… Les bergers. Eux aussi sont avec les galiléens. Mais nous sommes peu nombreux ! Si Lazare avait voulu nous écouter et aller trouver le Préteur ! Mais il ne nous a pas écoutés… Voilà ce que nous avons fait… Beaucoup… et rien… et je suis tellement accablé que je voudrais aller à travers la campagne en criant comme un chacal, en m’abrutissant dans une orgie, en tuant comme un brigand, pour m’enlever cette pensée que “tout est inutile” comme l’a dit Lazare, comme l’ont dit Joseph et Chouza, et Manaën et Gamaliel…” Le Zélote ne semble plus lui-même.
“Qu’a dit le rabbi ?”
“Il a dit : “Je ne connais pas exactement les intentions de Caïphe, mais je vous dis que seulement pour le Christ est prophétisé ce que vous dites. Et comme je ne reconnais pas le Christ en ce prophète, je ne trouve pas qu’il y ait lieu de s’agiter. Un homme sera tué, bon, ami de Dieu. Mais de combien de ses semblables, Sion a bu le sang ? !” Et comme nous insistions sur ta Nature divine, il a répété avec entêtement : “Quand je verrai le signe, je croirai”. Il a promis de s’abstenir de voter ta mort et même, si possible, de persuader les autres de ne pas te condamner. Cela, rien de plus. Il ne croit pas ! Il ne croit pas ! Si on pouvait arriver à demain… Mais tu dis que non. Oh ! qu’allons-nous faire, nous ?!”
“Tu iras chez Lazare et tu chercheras à y amener autant que tu peux. Non seulement des apôtres, mais aussi des disciples que tu trouveras errants sur les chemins de la campagne. Tu essaieras de voir les bergers et de leur donner cet ordre. La maison de Béthanie est plus que jamais la maison de Béthanie, la maison de la bonne hospitalité. Que ceux qui n’ont pas le courage d’affronter la haine de tout un peuple se réfugient là, pour attendre…”
“Mais nous ne te laisserons pas.”
“Ne vous séparez pas… Divisés vous ne seriez rien. Unis, vous serez encore une force. Simon, promets-moi cela. Tu es paisible, fidèle, tu sais parler et commander, même Pierre. Et tu as une grande obligation envers Moi. Je te le rappelle pour la première fois pour t’imposer l’obéissance. Regarde : nous sommes au Cédron. De là tu es monté vers Moi lépreux et d’ici tu es parti purifié. Pour ce que je t’ai donné, donne-moi. Donne à l’Homme ce que Moi j’ai donné à l’homme. Maintenant le lépreux c’est Moi…”
“Non ! Ne le dis pas !” disent ensemble en gémissant les deux disciples.
“Il en est ainsi ! Pierre, mes frères seront les plus accablés. Mon honnête Pierre se sentira comme un criminel et n’aura pas de paix. Et mes frères.., Ils n’auront pas le courage de regarder leur mère et la mienne… Je te les recommande…”
“Et moi, Seigneur, de qui serai-je ? Tu ne penses pas à moi ?”
“O mon petit enfant ! Tu es confié à ton amour. Il est si fort qu’il te guidera comme une mère. Je ne te donne pas d’ordre ni de direction. Je te laisse sur les eaux de l’amour. Elles sont en toi un fleuve si calme et si profond que je ne me mets pas en peine pour ton lendemain. Simon, tu as entendu ? Promets, promets-moi !” Il est pénible de voir Jésus tellement angoissé… Il reprend : “Avant que viennent les autres ! Oh ! merci ! Sois béni !”
Tout le groupe se réunit.
“Maintenant, séparons-nous. Moi, je monte là-haut pour prier. Je veux avec Moi Pierre, Jean et Jacques. Vous, restez ici. Et si vous êtes accablés, appelez. Et ne craignez pas. On ne touchera pas à un cheveu de votre tête.. Priez pour Moi. Déposez la haine et la peur. Ce ne sera qu’un instant… et ensuite la joie sera pleine. Souriez. Que j’ai dans le cœur vos sourires. Et encore, merci de tout, amis. Adieu. Que le Seigneur ne vous abandonne pas…”
Jésus se sépare des apôtres et va en avant pendant que Pierre se fait donner par Simon la torche. Celui-ci auparavant a allumé avec elle des rameaux résineux qui brûlent en crépitant au bord de l’oliveraie et répandent une odeur de genièvre.
Je souffre de voir le Thaddée qui regarde Jésus d’un regard tellement intense et douloureux que ce dernier se retourne et cherche qui l’a regardé. Mais le Thaddée se cache derrière Barthélemy et se mord les lèvres pour se calmer.
Jésus fait de la main un geste qui est bénédiction et adieu, puis il continue son chemin. La lune, maintenant très haute, entoure de sa lumière sa haute figure et paraît la faire plus grande, en la spiritualisant, en rendant plus clair son vêtement rouge et plus pâle l’or de ses cheveux. Derrière Lui, hâtent le pas Pierre avec la torche et les deux fils de Zébédée.
Ils continuent jusqu’à ce qu’ils rejoignent le bord du premier escarpement du rustique amphithéâtre de l’oliveraie, auquel sert d’entrée la petite place irrégulière et de gradins les différents escarpements qui montent par échelons des oliviers sur le mont. Puis Jésus leur dit : “Arrêtez-vous, attendez-moi ici pendant que je prie. Mais ne dormez pas. Je pourrais avoir besoin de vous. Et, je vous le demande par charité : priez ! Votre Maître est très accablé.”
Et en effet il est déjà profondément accablé. Il paraît chargé d’un fardeau. Où est désormais le viril Jésus qui parlait aux foules, beau, fort, l’œil dominateur, souriant paisiblement, avec sa voix retentissante et pleine de charme ? Il paraît déjà pris par l’angoisse. Il est comme quelqu’un qui a couru ou qui a pleuré. Sa voix est lasse et angoissée. Triste, triste, triste…
Pierre répond au nom de tous : “Sois tranquille, Maître. Nous veillerons et nous prierons. Tu n’as qu’à nous appeler et nous viendrons.”
Et Jésus les quitte alors que les trois se penchent pour ramasser des feuilles et des branches pour faire un feu qui serve à les tenir éveillés et aussi pour combattre la rosée qui commence à descendre abondamment.
Il marche, en leur tournant le dos, de l’occident vers l’orient, ayant donc en face la lumière de la lune. Je vois qu’une grande douleur dilate encore davantage son œil; c’est peut-être un bistre de lassitude qui l’élargit, peut-être est-ce l’ombre de l’arcade sourcilière. Je ne sais pas. Je sais qu’il a l’œil plus ouvert et plus enfoncé. Il monte, la tête penchée, seulement de temps en temps il la lève en soupirant comme s’il se fatiguait et haletait, et alors il tourne son œil si triste sur l’oliveraie paisible. Il fait quelques mètres en montée, puis il tourne autour d’un escarpement qui se trouve ainsi entre Lui et les trois qu’il a laissés plus bas.
L’escarpement, qui au début ne monte que de quelques décimètres, ne cesse de monter, et il a bientôt atteint deux mètres, de sorte qu’il met complètement Jésus à l’abri de tout regard indiscret ou ami. Jésus continue jusqu’à un gros rocher qui à un certain point barre le petit sentier, peut-être mis pour soutenir la côte qui descend avec plus de rapidité et nue jusqu’à un espace désolé qui précède les murs au-delà desquels est située Jérusalem, et qui vers le haut continue à monter avec d’autres escarpements et d’autres oliviers. Justement au-dessus du gros rocher se penche un olivier tout noueux et tordu. Il semble un bizarre point d’interrogation mis par la nature pour poser quelque question. Les branches touffues au sommet donnent une réponse à la question du tronc, en disant tantôt oui quand elles se penchent vers la terre, tantôt non en se déplaçant de droite à gauche, sous un vent léger qui passe par vagues successives à travers les feuillages et qui parfois exhale seulement l’odeur de la terre, parfois l’odeur légèrement amère de l’olivier, parfois un parfum mêlé de roses et de muguets dont on se demande d’où il peut bien venir. Au-delà du petit sentier, vers le bas, il y a d’autres oliviers et l’un, justement au-dessous du rocher, frappé par la foudre et ayant pourtant survécu, ou découpé je ne sais comment, a, du tronc primitif, fait deux troncs qui se dressent comme les deux branches d’un grand V moulé et les deux feuillages se présentent d’un côté et de l’autre du rocher comme si en même temps ils voulaient voir et cacher, ou lui faire une base d’un gris argenté tout paisible.
Jésus s’arrête à cet endroit. Il ne regarde pas la ville qui se fait voir tout en bas, toute blanche dans le clair de lune. Au contraire il lui tourne le dos et il prie, les bras ouverts en croix, le visage levé vers le ciel. Je ne vois pas son visage car il est dans l’ombre, la lune étant pour ainsi dire perpendiculaire au-dessus de sa tête, c’est vrai, mais ayant aussi le feuillage épais de l’olivier entre Lui et la lune dont les rayons filtrent à peine entre les feuilles en produisant des taches lumineuses en perpétuel mouvement. Une longue, ardente prière. De temps en temps il pousse un soupir et fait entendre quelque parole plus nette. Ce n’est pas un psaume, ni le Pater. C’est une prière faite du jaillissement de son amour et de son besoin. Un vrai discours fait à son Père.
Je le comprends par les quelques paroles que je saisis : “Tu le sais… Je suis ton Fils… Tout, mais aide-moi… L’heure est venue… Je ne suis plus de la Terre. Cesse tout besoin d’aide à ton Verbe… Fais que l’Homme te satisfasse comme Rédempteur, comme la Parole t’a été obéissante… Ce que Tu veux… C’est pour eux que je te demande pitié… Les sauverai-je ? C’est cela que je te demande. Je les veux ainsi : sauvés du monde, de la chair, du démon… Puis-je te demander encore ? C’est une juste demande, mon Père. Pas pour Moi. Pour l’homme qui est ta création, et qui voulut rendre fange jusqu’à son âme. Je jette dans ma douleur et dans mon Sang cette boue pour qu’elle redevienne l’incorruptible essence de l’esprit qui t’est agréable… Il est partout. C’est lui le roi ce soir : au palais royal et dans les maisons, parmi les troupes et au Temple… La ville en est pleine, et demain ce sera un enfer…”
Jésus se tourne, appuie son dos au rocher et croise ses bras. Il regarde Jérusalem. Le visage de Jésus devient de plus en plus triste. Il murmure : “Elle paraît de neige… et elle n’est que péché. Même dans elle, combien j’en ai guéris ! Combien j’ai parlé !… Où sont ceux qui me paraissaient fidèles ?”…
Jésus penche la tête et regarde fixement le terrain couvert d’une herbe courte et que la rosée rend brillante. Mais bien qu’il ait la tête penchée je comprends qu’il pleure car des gouttes brillent en tombant de son visage sur le sol. Puis il lève la tête, desserre ses bras, les joint en les tenant au-dessus de sa tête et en les agitant ainsi unis.
Puis il se met en route. Il revient vers les trois apôtres assis autour de leur feu de branchages. Il les trouve à moitié endormis. Pierre appuie ses épaules à un tronc, et les bras croisés sur la poitrine il balance sa tête, dans le premier brouillard d’un sommeil profond. Jacques est assis, avec son frère, sur une grosse racine qui affleure et sur laquelle ils ont mis leurs manteaux pour moins sentir les aspérités, mais malgré cela, bien qu’ils soient moins à l’aise que Pierre, eux aussi somnolent. Jacques a abandonné sa tête sur l’épaule de Jean qui a penché la tête sur celle de son frère comme si le demi-sommeil les avait immobilisés dans cette pose.
“Vous dormez ? Vous n’avez pas su veiller une seule heure ? Et Moi j’ai tant besoin de votre réconfort et de vos prières !”
Les trois sursautent confus. Ils se frottent les yeux, ils murmurent une excuse, accusant la digestion pénible d’être la première cause de leur sommeil : “C’est le vin… la nourriture… Mais maintenant cela passe. Cela n’a été qu’un moment. Nous ne désirions pas parler et cela nous a endormis. Mais maintenant nous allons prier à haute voix et cela ne nous arrivera plus.”
“Oui. Priez et veillez. Pour vous aussi, vous en avez besoin.”
*Oui, Maître. Nous allons t’obéir.”
Jésus s’en retourne. La lune Lui frappe le visage si fort que sa clarté d’argent fait pâlir de plus en plus son vêtement rouge comme si elle le couvrait d’une poussière blanche et lumineuse. Je vois dans cette clarté son visage découragé, affligé, vieilli. Le regard est toujours dilaté mais paraît embué de larmes. La bouche a un pli de lassitude.
Il revient à son rocher plus lentement et tout penché. Il s’y agenouille en appuyant ses bras au rocher qui n’est pas lisse, mais à mi-hauteur il a une sorte de sein, comme si on l’avait travaillé exprès. Sur ce sein de dimension réduite, il a poussé une petite plante qui me semble de ces fleurettes semblables à de petits lys que j’ai vues aussi en Italie. Les petites feuilles sont rondes mais dentelées sur les bords et charnues avec des fleurettes sur les tiges très grêles. On dirait des petits flocons de neige qui saupoudrent la grisaille du rocher et les feuilles d’un vert foncé. Jésus appuie ses mains près d’elles et les fleurettes Lui frôlent la joue car il pose sa tête sur ses mains jointes et il prie. Après un moment il sent la fraîcheur des petites corolles et il lève la tête. Il les regarde, les caresse, leur parle : “Vous êtes pures !… Vous me réconfortez ! Dans la petite grotte de Maman, il y avait aussi de ces fleurettes… et elle les aimait car elle disait : “Quand j’étais petite, mon père me disait : “Tu es un lys si petit et tout plein de la rosée céleste’ “… Maman ! Oh ! Maman !” Il éclate en sanglots. La tête sur ses mains jointes, retombé un peu sur ses talons, je le vois et l’entends pleurer, alors que ses mains serrent ses doigts et se tourmentent l’une l’autre. Je l’entends qui dit : “À Bethléem aussi… et je te les ai apportées, Maman. Mais celles-ci, qui te les apportera désormais ?…”
Puis il recommence à prier et à méditer. Elle doit être bien triste sa méditation, angoissée plutôt que triste car, pour y échapper, il se lève, va en avant et en arrière en murmurant des paroles que je ne saisis pas, levant son visage, le rabaissant, faisant des gestes, passant sur ses yeux, sur ses joues, sur ses cheveux, ses mains avec des mouvements machinaux et agités, comme ceux de quelqu’un qui est dans une grande angoisse. Ce n’est rien de le dire. Le décrire est impossible. Le voir, c’est partager son angoisse.
Il fait des gestes vers Jérusalem. Puis il recommence à élever les bras vers le ciel comme pour demander de l’aide. Il enlève son manteau comme s’il avait chaud. Il le regarde… Mais que voit-il ? Ses yeux ne regardent pas autre chose que sa torture et tout sert à cette torture pour l’augmenter, même le manteau tissé par sa Mère. Il le baise et dit : “Pardon, Maman ! Pardon !” Il semble le demander à l’étoffe filée et tissée par l’amour de sa Mère… Il le reprend. Il est pris par un tourment. Il veut prier pour le surmonter, mais avec la prière reviennent les souvenirs, les appréhensions, les doutes, les regrets… C’est toute une avalanche de noms… de villes… de personnes… de faits… Je ne puis le suivre car il est rapide et irrégulier. C’est sa vie évangélique qui défile devant Lui… et Lui ramène Judas le traître. Son angoisse est si grande, que pour la vaincre il crie le nom de Pierre et de Jean. Et il dit : “Maintenant ils vont venir. Ils sont bien fidèles, eux !” Mais “eux” ne viennent pas. Il appelle de nouveau. Il paraît terrorisé comme s’il voyait je ne sais quoi. Il s’enfuit rapidement vers l’endroit où se trouve Pierre et les deux frères. Et il les trouve plus commodément et plus pesamment endormis autour de quelques braises qui vont mourir et produisent seulement des éclairs rouges dans la cendre grise.
“Pierre ! Je vous ai appelés trois fois ! Mais que faites-vous ? Vous dormez encore ? Mais vous ne sentez pas à quel point je souffre ? Priez. Que la chair n’ait pas le dessus, ne vous vainque pas. En aucun de vous. Si l’esprit est prompt, la chair est faible. Aidez-moi…”
Les trois, s’éveillent plus lentement, mais finalement ils y arrivent et s’excusent, les yeux ébahis. Ils se lèvent, en commençant par s’asseoir, puis ils se mettent vraiment debout.
“Mais vois un peu !” murmure Pierre. “Ceci ne nous est jamais arrivé ! Ce doit être vraiment ce vin. Il était fort. Et aussi ce froid. On s’est couvert pour ne pas le sentir (en effet ils s’étaient couverts avec leurs manteaux, même la tête) et on n’a plus vu le feu, on n’a plus eu froid et voilà que le sommeil est venu. Tu dis que tu nous as appelés ? Et pourtant il ne me semblait pas que je dormais si profondément… Allons, Jean, cherchons des branches, remuons-nous. Cela va passer. Sois tranquille, Maître, que dorénavant !… Nous resterons debout…” et il jette une poignée de feuilles sèches sur la braise et souffle pour faire reprendre la flamme. Il l’alimente avec les branches apportées par Jean, pendant que Jacques apporte un quartier de genièvre ou d’une plante du même genre qu’il a coupé dans un buisson peu éloigné et le met par dessus le reste.
La flamme monte haute et gaie éclairant le pauvre visage de Jésus, un visage vraiment d’une tristesse telle que l’on ne peut le regarder sans pleurer. Toute clarté de ce visage a disparu dans une lassitude mortelle. Il dit : “J’éprouve une angoisse qui me tue ! Oh ! oui ! Mon âme est triste à en mourir. Amis !… Amis ! Amis !” Mais même s’il ne le disait pas, son aspect dirait qu’il est vraiment comme quelqu’un qui meurt, et dans l’abandon le plus angoissé et le plus désolé. Il semble que chacune de ses paroles soit un sanglot…
Mais les trois sont trop appesantis par le sommeil. Ils semblent presque ivres tant ils marchent en titubant les yeux mi-clos… Jésus les regarde… Il ne les mortifie pas par des reproches. Il secoue la tête, soupire et s’en va à la place qu’il occupait.
Il prie de nouveau debout, les bras en croix. Puis à genoux comme avant, le visage penché sur les petites fleurs. Il réfléchit. Il se tait… Puis il se met à gémir et à sangloter fortement, presque prosterné tant il s’est relâché sur ses talons. Il appelle le Père avec toujours plus d’angoisse…
“Oh !” dit-il. “Il est trop amer ce calice ! Je ne puis pas ! Je ne puis pas. Il est au-dessus de ce que je puis. J’ai tout pu ! Mais pas cela… Éloigne-le, Père, de ton Fils ! Pitié pour Moi !… Qu’ai-je fait pour le mériter ?” Puis il se reprend et dit : “Cependant, mon Père, n’écoute pas ma voix si elle te demande ce qui est contraire à ta volonté. Ne te souviens pas que je suis ton Fils, mais seulement ton serviteur. Que soit faite non pas ma volonté, mais la tienne.”
Il reste ainsi un moment, puis il pousse un cri étouffé et lève un visage bouleversé. Un seul instant, puis il tombe sur le sol, le visage réellement contre terre et il reste ainsi. Une loque d’homme sur qui pèse tout le péché du monde, sur qui s’abat toute la Justice du Père, sur qui descendent les ténèbres, la cendre, le fiel, cette redoutable, redoutable, absolument redoutable chose qu’est l’abandon de Dieu, pendant que Satan nous torture… C’est l’asphyxie de l’âme, c’est être ensevelis vivants dans cette prison qu’est le monde quand on ne peut plus sentir qu’entre nous et Dieu il y a un lien, c’est être enchaînés, bâillonnés, lapidés par nos propres prières qui nous retombent dessus hérissées de pointes et pleines de feu, c’est se heurter contre un Ciel fermé où ne pénètrent pas la voix et les regards de notre angoisse, c’est être “orphelins de Dieu”, c’est la folie, l’agonie, le doute de s’être jusqu’alors trompés, c’est la persuasion d’être chassés par Dieu, d’être damnés. C’est l’enfer !…
Oh ! je le sais ! et je ne puis, je ne puis voir la douleur de mon Christ, et savoir qu’elle est un million de fois plus atroce que celle qui m’a consumée l’an passé et qui, quand elle me revient à l’esprit, me bouleverse encore…
Jésus gémit, au milieu des râles et des soupirs d’une véritable agonie : “Rien !… Rien !… Va-t’en !… La volonté du Père ! Elle ! Elle seule !.., Ta volonté, Père. La tienne, non pas la mienne… Inutile. Je n’ai qu’un Seigneur : le Dieu très Saint. Une Loi : l’obéissance. Un amour : la rédemption… Non. Je n’ai plus de Mère. Je n’ai plus de vie. Je n’ai plus de divinité. Je n’ai plus de mission. C’est inutilement que tu me tentes, démon, avec la Mère, la vie, ma divinité, ma mission. J’ai pour mère l’Humanité et je l’aime jusqu’à mourir pour elle. La vie, je la rends à Celui qui me l’a donnée et me la demande, au Maître Suprême de tout vivant. La Divinité, je l’affirme en montrant qu’elle est capable de cette expiation. La mission, je l’accomplis par ma mort. Je n’ai plus rien, sauf de faire la volonté du Seigneur mon Dieu. Va-t’en, Satan ! Je l’ai dit la première et la seconde fois. Je le redis pour la troisième : “Père : s’il est possible, que ce calice s’éloigne de Moi. Mais pourtant que ce ne soit pas ma volonté, mais la tienne qui soit faite”. Va-t’en, Satan. J’appartiens à Dieu.”
Puis il ne parle plus que pour dire entre ses halètements : “Dieu ! Dieu ! Dieu !” Il l’appelle à chaque battement de son cœur et il semble qu’à chaque battement le sang déborde. L’étoffe tendue sur les épaules s’en imbibe et devient sombre malgré le grand clair de lune qui l’enveloppe tout entier.
Pourtant une clarté plus vive se forme au-dessus de sa tête, suspendue à environ un mètre de Lui, une clarté si vive que même le Prostré la voit filtrer à travers les ondulations des cheveux déjà alourdis par le sang et malgré le voile dont le sang couvre ses yeux. Il lève la tête… La lune resplendit sur le pauvre visage et encore plus resplendit la lumière angélique semblable au diamant blanc-azur de l’étoile Vénus. Et apparaît la terrible agonie dans le sang qui transsude des pores. Les cils, les cheveux, la moustache, la barbe sont aspergés et couverts de sang. Le sang coule des tempes, le sang sort des veines du cou, les mains dégouttent du sang. Il tend les mains vers la lumière angélique et quand les larges manches glissent vers les coudes, les avant-bras du Christ se voient en train de suer du sang. Dans le seul visage les larmes tracent deux lignes nettes à travers le masque rouge.
Il enlève de nouveau son manteau et s’essuie les mains, le visage, le cou, les avant-bras. Mais la sueur continue. Il presse plusieurs fois l’étoffe sur son visage en la tenant pressée avec ses mains, et chaque fois qu’elle change de place, apparaissent nettement sur l’étoffe rouge foncé les empreintes qui, humides comme elles le sont, semblent être noires. Sur le sol l’herbe est rouge de sang.
Jésus paraît près de défaillir. Il délace son vêtement au cou comme s’il se sentait étouffer. Il porte la main à son cœur et puis à sa tête et l’agite devant son visage comme pour s’éventer, en gardant la bouche entrouverte. Il se traîne vers le rocher, mais plutôt vers le sommet du talus, et s’y appuie le dos. Il reste les bras pendants le long du corps, comme s’il était déjà mort, la tête pendant sur la poitrine. Il ne bouge plus.
La lumière angélique décroît tout doucement. Puis elle se trouve comme absorbée dans le clair de lune. Jésus rouvre les yeux. Il lève péniblement la tête. Il regarde. Il est seul, mais il est moins angoissé. Il allonge une main. Il tire à Lui le manteau qu’il a abandonné sur l’herbe et se met à s’essuyer le visage, les mains, le cou, la barbe, les cheveux. Il prend une large feuille, qui a poussé justement sur le bord du talus, toute couverte de rosée et avec elle il achève de se nettoyer en se lavant le visage et les mains et en s’essuyant de nouveau. Il le fait plusieurs fois avec d’autres feuilles, jusqu’à ce qu’il ait effacé les traces de sa terrible sueur. Seul son vêtement est taché, et spécialement sur les épaules et aux plis des coudes, au cou et à la ceinture, aux genoux. Il le regarde et secoue la tête. Il regarde aussi le manteau, mais il le voit trop taché. Il le plie et le pose sur le rocher, là où il forme un berceau, près des fleurettes.
Difficilement, à cause de sa faiblesse, il se tourne pour se mettre à genoux. Il prie en appuyant la tête sur le manteau sur lequel sont déjà ses mains. Puis il s’appuie au rocher, se lève, et encore légèrement titubant, il va trouver les disciples. Son visage est très pâle, mais il n’est plus troublé. C’est un visage d’une beauté divine bien qu’il soit exsangue et plus triste qu’à l’ordinaire.
Les trois dorment profondément, tout enveloppés dans leurs manteaux, tout à fait allongés près du feu éteint. On les entend respirer profondément en un commencement de ronflement sonore. Jésus les appelle, inutilement. Il doit se pencher et secouer Pierre généreusement.
“Qu’est-ce ? Qui m’arrête ?” dit-il en sortant abasourdi et effrayé de son manteau vert foncé.
“Personne. C’est Moi qui t’appelle.”
“C’est le matin ?”
“Non. La seconde veille est à peu près terminée.”
Pierre est tout engourdi, Jésus secoue Jean qui pousse un cri de terreur en voyant penché sur lui un visage de fantôme tant il semble de marbre. “Oh !… tu me paraissais mort !”
Il secoue Jacques et celui-ci croit que c’est son frère qui l’appelle et il dit : “Ils ont pris le Maître ?”
“Pas encore, Jacques” répond Jésus. “Mais levez-vous maintenant et allons. Celui qui me trahit est proche.”
Les trois, encore étourdis, se lèvent. Ils regardent autour… Oliviers, lune, rossignols, brise, la paix… Rien d’autre. Cependant ils suivent Jésus sans parler. Les huit aussi sont plus ou moins endormis auprès du feu éteint.
“Levez-vous !” tonne Jésus. “Pendant que Satan arrive, montrez à celui qui ne dort jamais et à ses fils que les fils de Dieu ne dorment pas !”
“Oui, Maître.”
“Où est-il, Maître ?”
“Jésus, moi…”
“Mais qu’est-il arrivé ?”
Et au milieu des questions et des réponses confuses, ils remettent leurs manteaux…
À peine à temps pour apparaître en ordre à la troupe de sbires, commandée par Judas, qui fait irruption dans la petite place tranquille en l’éclairant violemment avec une foule de torches allumées. C’est une horde de bandits déguisés en soldats, des figures de galériens que déforme un sourire démoniaque. Il y a aussi quelques zélateurs du Temple.
Les apôtres sautent tous dans un coin. Pierre devant, et les autres en groupe derrière. Jésus reste où il est.
Judas s’approche soutenant le regard de Jésus, redevenu le regard étincelant de ses jours les meilleurs. Et il n’abaisse pas son visage. Au contraire il s’approche avec un sourire de hyène et le baise sur la joue droite.
“Ami, et qu’es-tu venu faire ? C’est par un baiser que tu me trahis ?”
Judas baisse un instant la tête, puis la relève… insensible au reproche comme à toute invitation au repentir.
Jésus, après les premières paroles dites avec la majesté de Maître, prend le ton affligé de qui se résigne à un malheur.
Les sbires, en criant, s’avancent avec des cordes et des bâtons et cherchent à s’emparer des apôtres en plus du Christ, sauf de Judas Iscariote, naturellement.
“Qui cherchez-vous ?” demande Jésus calme et solennel.
“Jésus, le Nazaréen.”
“C’est Moi !” Sa voix est un tonnerre. Devant le monde assassin et à celui innocent, devant la nature et les étoiles, Jésus se rend ce témoignage ouvert, loyal, plein d’assurance. Je dirais qu’il est heureux de pouvoir se le donner.
Mais s’il avait dégagé la foudre, il n’aurait pu faire davantage. Tous s’abattent comme une gerbe d’épis fauchés. Ne restent debout que Judas, Jésus et les apôtres qui reprennent courage au spectacle des soldats abattus, si bien qu’ils s’approchent de Jésus en menaçant si explicitement Judas que celui-ci fait un saut juste à temps pour éviter un coup de maître de l’épée de Simon. Poursuivi sans résultat à coups de pierres et de bâtons que lui lancent par derrière les apôtres qui ne sont pas armés d’épées, il s’enfuit au-delà du Cédron et disparaît dans l’obscurité d’une ruelle.
“Levez-vous. Qui cherchez-vous ? Je vous le demande de nouveau.”
“Jésus, le Nazaréen.”
“Je vous ai dit que c’est Moi” dit Jésus avec douceur. Oui : avec douceur. “Laissez donc libres ces autres. Je viens. Déposez les épées et les bâtons. Je ne suis pas un larron. J’étais toujours parmi vous. Pourquoi ne m’avez-vous pas pris alors ? Mais c’est votre heure et celle de Satan…”
Mais pendant qu’il parle, Pierre s’approche de l’homme qui déjà tend les cordes pour lier Jésus, et il donne un coup d’épée maladroit. S’il s’était servi de la pointe, il regorgeait comme un mouton. Ainsi il ne fait que lui décoller l’oreille qui reste pendante et laisse couler beaucoup de sang. L’homme crie qu’il est mort. Il y a du désordre entre ceux qui veulent avancer et ceux qui ont peur à la vue des épées et des poignards qui brillent.
“Déposez ces armes. Je vous le commande. Si je voulais, j’aurais les anges du Père pour me défendre. Et toi, sois guéri. Dans ton âme, si tu peux, pour commencer.” Et avant de tendre les mains aux cordes, il touche l’oreille et la guérit.
Les apôtres poussent des cris désordonnés… Oui. Je regrette de le dire, mais c’est ainsi. Qui crie une chose, qui une autre. L’un crie : “Tu nous as trahis !” et un autre : “Mais il est fou !” et un autre encore : “Et qui peut te croire ?” Qui ne crie pas s’enfuit…
Et Jésus reste seul,.. Seul avec les sbires… Et le chemin commence…